16 Juillet 2019

Viêt-Nam - Le delta du Mekong : un territoire exceptionnel sous multiples tensions

Au Sud du Vietnam, le delta du Mékong - par son milieu, ses structures territoriales et son dynamisme démographique et économique - peut être considéré comme un espace emblématique de l’Asie du Sud-Est et d’une Asie toujours davantage insérée dans la mondialisation. Y convergent différentes dynamiques récentes, internes et externes, qui se superposent à des problématiques typiques des espaces deltaïques (gestion de l’eau, modèle d’occupation des sols, rapport complexe avec les rythmes naturels…). Ce territoire exceptionnel est soumis à de nombreuses mutations et multiples tensions qui posent en termes nouveaux la question de la durabilité de sa mise en valeur par la société.

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Légende de l'image

Cette image du delta du Mékong, au Vietnam,  a été prise le 6 février 2007 par le satellite Envisat.

Copyright  ESA, CC BY-SA 3.0 IGO, tous droits réservés.

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Présentation de l’image globale

Le delta du Mekong : un espace deltaïque récent mais profondément anthropisé


L’aboutissement du Mékong, colonne vertébrale de la péninsule indochinoise
 
Comme le montre l’image, nous voyons un très grand fleuve arriver du nord : c’est le Mékong. Prenant sa source dans les hautes terres himalayennes à  5 216 m d’altitude dans la province chinoise de Qinghai, il parcoure près de 4 500 km en organisant un très vaste bassin hydrographique de 795 000 km² transfrontalier (Chine, Birmanie, Laos, Thaïlande, Cambodge, Viêt-Nam). C’est donc un géant : à l’échelle mondiale, il est le 12em plus long fleuve par sa longueur et le 10em par son débit, à l’échelle asiatique c’est le 4em par son débit en livrant en moyenne 275 km3 d’au par an. Ses énormes débits s’expliquent par la taille de son bassin-versant et son appartenance à l’Asie des Moussons. C’est l’artère vitale de la péninsule indochinoise et l’élément structurant de la région.

Le Mékong reçoit sur sa rive droite un important affluent venant du Tonlé Sap, qui occupe toute la grande dépression topographique centrale - selon une orientation nord-ouest sud-est - qui organise le territoire du Cambodge. Une fois fusionnés, le Mékong change sensiblement d’orientation et poursuit sa course vers le sud-ouest pour ensuite se décomposer en plusieurs bras et construire un très grand delta sédimentaire bien reconnaissable par sa forme en éventail et la couleur verte de la végétation qui le recouvre largement. Il se jeté enfin dans la Mer de Chine méridionale, appelé “Mer de l’Est” par le Viêt-Nam.

Au total, la région deltaïque couverte par l’image est l’aboutissement d’un bassin versant complexe et de très grande ampleur. Le delta ne peut donc être compris et étudié qu’en le replaçant dans un contexte plus large faisant intervenir à la fois des données spatiales et temporelles. Il est en cela représentatif de nombreux espaces littoraux d’Asie et notamment des autres deltas des grands fleuves comme le Fleuve Rouge, le Gange, le Brahmapoutre ou encore l’Irrawaddy. Dans la trilogie morphologique classique des systèmes hydrographiques (érosion/ transport/ accumulation), le delta se situe bien en position finale comme lieu terminal d’accumulation des sédiments transportés par le fleuve. Au contact du delta et de l’eau de mer, le contraste très net entre les eaux marrons, chargées de sédiments apportés par le Mékong, et les eaux progressivement bien bleues de la mer est frappant.   

Le grand delta du Mékong : un système naturel et humain exceptionnel

Cette image du grand delta du Mékong souligne le caractère naturel et humain exceptionnel de cette construction régionale. Avant de former ce grand delta, le système hydrographique du fleuve présente en effet la particularité de disposer d’un immense réservoir naturel, le Tonlé Sap, qui se développe très largement sur le Cambodge voisin et dont l’extrémité sud-est est visible sur l’image.

Ce lac d’eau douce, le plus grand d’Asie du Sud-Est, permet au fleuve de maintenir son débit malgré l’alternance des saisons sèches et humides. Lors des moussons, entre mai et novembre, les fortes pluies et la fonte des neiges himalayennes font gonfler le fleuve et celui-ci se déverse alors en partie dans le Tonlé Sap, ce qui limite des crues trop importantes et une submersion du delta en aval. A l’inverse, lorsque les pluies sont rares, entre décembre et avril, l’eau emmagasinée dans le lac se déverse dans le Mékong et maintient le débit. Si ce système est en soit assez rare, il reste symbolique du fonctionnement complexe et de l’équilibre précaire des grands deltas fluviaux, des espaces fragiles facilement bouleversés par l’activité humaine. En l’espèce, ce régime naturel est altéré par les nombreux barrages construits en amont (Chine, Laos, Cambodge, hors image).
 
La confluence entre les eaux du Tonlé Sap et celles du Mékong proprement dit bien est visible sur la photographie et se fait à Phnom Penh, capitale du Cambodge. L’image fait clairement apparaître par son jeu des couleurs une frontière agricole entre un “bas delta” très vert à l'agriculture irriguée et mis en valeur par une politique volontariste et un “haut delta” aux couleurs ocres, d’agriculture sèche et pluviale. Cette limite agricole peut apparaître comme politique car elle se superpose assez fidèlement à la frontière entre le Vietnam et le Cambodge. Dans ce dernier pays, l’évolution des paysages agricoles n’a pas connu les mêmes rythmes et les mêmes méthodes qu’au Viêt- Nam voisin, avec un tropisme ancien vers l’ouest et le Tonlé Sap où se pratiquent une pêche et une agriculture d’inondation certes intenses mais bien plus liés au rythme naturel du fleuve. Les logiques politiques sont donc très prégnantes dans l’organisation du delta et transparaissent à travers l’occupation agricole.

A une centaine de kilomètres en aval, le fleuve traverse la frontière vietnamienne et se transforme en un large delta. L’image fait alors clairement apparaître la division du fleuve en deux branches principales, au nord le “Tiên Giang” – ou fleuve antérieur - et au sud le “Hau Giang”- ou fleuve postérieur appelé également “Bassac”.

Ces deux branches principales se subdivisent elle-même en plusieurs autres branches et l’homme y a ajouté au fil des années de nombreuses artères artificielles, surtout depuis le XIXème siècle, sous la dynastie des Nguyen, lors de la colonisation française en Indochine, puis après la réunification du Vietnam. La toponymie locale “Sông Cuu Long” - fleuve aux Neuf dragons - rappelle que ce dernier rejoint la mer par neuf embouchures clairement dessinées. Un chiffre peut être inexact mais qu’importe, dans le taoïsme, le Neuf est un chiffre fabuleux qui rend la région “miraculeuse”.
 
Si cet espace deltaïque est bien l’aboutissement d’un immense bassin hydrographique, il est également un espace sensible, sur le plan naturel, aux influences maritimes. Ainsi, la mer joue un grand rôle en contribuant, tout comme les sédiments charriés par le fleuve, à l’évolution du trait de côte. Surtout, elle a un impact quotidien dans la mesure où l’altitude du delta est extrêmement faible et les marées amènent une variation sensible du niveau des eaux. Certains canaux, ou arroyos, ne sont praticables qu’à marée haute. De la même façon, dans les espaces urbanisés où les systèmes d’écoulement des eaux sont insuffisants ou déficients, les moindres précipitations conjuguées aux marées amènent à des inondations. Plusieurs quartiers d’Ho Chi Minh Ville sont ainsi régulièrement inondés.
 
Un système urbain deltaïque dominé par Hô-Chi-Minh-Ville

Dans cette région complexe d’influences fluviales et maritimes, autrefois instable et peu hospitalière, s’est finalement fixée une importante population qui a connu une croissance continue depuis le XVIIème siècle. Avec environ 20 millions d’habitants et une densité moyenne de 432 hab./km2, le delta du Mékong constitue aujourd’hui un pôle de peuplement dynamique – avec un doublement de la population depuis cinquante ans - et une zone de forte densité de population à l’échelle de l’Asie du Sud-Est.

Si l’on intègre à cet espace la mégapole d’Ho Chi Minh-Ville, visible au coin nord-est de la photographie, cet ensemble représente environ 30 % de la population totale du Vietnam et peut être considéré comme l’un des deux grands pôles de concentration de la population vietnamienne, avec la Hanoï, la métropole du nord du pays et capitale politique qui est fondée sur le grand delta du Fleuve rouge.

Comme ailleurs en Asie du Sud-Est, l’opposition est très nette entre les plaines alluviales, les littoraux et les zones de relief qui restent, malgré des dynamiques spatiales récentes, plus faiblement peuplées. La concentration humaine dans les zones fertiles et propices au développement d’une agriculture intensive (cf. civilisation de la rizière inondée) a produit des densités rurales très élevées qui dépassent les 1.000 hab./km2 dans certaines provinces vietnamiennes.
 
L’espace deltaïque et son organisation régionale sont dominés par la mégapole d’Hô-Chi-Minh-Ville (HCMV), ancienne Saïgon jusqu’en 1975 et qui porte depuis le nom du grand homme d’Etat qui fonda le Viêt-Nam indépendant puis réunifié. Le changement de nom s’est opéré suite à la réunification du Vietnam et le terme « Saïgon » n’est plus utilisé officiellement, même si les habitants le pratique encore pour désigner les quartiers centraux (et le code IATA de l’aéroport, SGN, n’a également pas changé).

Cette vaste région agricole et urbaine est bien hiérarchisée alors que s’individualisent plusieurs villes secondaires visibles sur la photographie. On trouve des pôles urbains qui appartiennent à la périphérie intégrée de HCMV, dynamisés par la proximité de la métropole – comme Long An et My Tho - et progressivement absorbés dans l’agglomération. Des pôles urbains qui sont situés sur l’axe de développement qui relie HCMV au Cambodge comme Chau Doc. Enfin, des pôles urbains secondaires plus éloignés de HCMV et qui se développent de manière plus autonome comme Can Tho (1,6 millions – GSO), Bac Lieu, Rach Gia….

Développement économique, gestion des risques et grands aménagements

Le développement économique du pays et son insertion croissante dans la mondialisation depuis la stratégie d’ouverture adoptée par le pouvoir dans les années 1990 ont facilité, dans le cadre des politiques d’aides publiques au développement, le financement de nombreuses infrastructures, comme les ponts de Can Tho, de Ben Tre, afin de s’affranchir au mieux des fortes contraintes physiques du delta et d’enjamber les nombreux cours d’eau - deux grands bras du fleuve, mais aussi rivières, arroyos, canaux….

Ces chantiers de grande ampleur sont devenus prioritaires après les dramatiques inondations des années 2000 qui ont causé la mort de plus de 300 personnes et se sont intégrées dans une politique de prévention des risques menée par les autorités et plusieurs ONG. De nouveaux axes routiers et autoroutiers connectent le réseau de villes secondaires à la région urbaine de HCMV et s’insèrent désormais dans deux axes régionaux qui relient HCMV à Phnom Penh et HCMV à Can Tho.

La transition urbaine du delta reconfigure donc une trame de peuplement rural initialement fixée le long des voies navigables, regroupée en villages aux confluents de plusieurs cours d’eau et structurée par des marchés flottants ou terrestres.

Depuis les années 1990 qui correspondent à l’adoption de politiques d’ouverture économique et à la transition d’une économie centralisée et planifiée vers une économie socialiste de marché, le lien entre l’urbanisation et la croissance économique s’observe partout dans le delta du Mékong, comme dans le reste du pays. Cette rapide transition urbaine, impulsée par le gouvernement vietnamien qui a adopté une stratégie de développement économique et d’urbanisation accélérée, s’effectue selon des modalités classiques : métropolisation et densification des villes centre, extension urbaine périphérique, croissance des villes moyennes et urbanisation de l’espace rural.

Ainsi, les processus de peuplement et d’urbanisation observables dans le delta du Mékong témoignent d’une région dynamique en pleine transition. Cet espace peut donc être considéré comme représentatif des dynamiques humaines d’une grande partie de l’Asie du Sud-Est, de nombreuses zones deltaïques se structurant de façon similaire avec la prégnance d’une grande métropole et la réalisation d’infrastructures impactant le peuplement traditionnel. On peut citer en l’espèce le delta du Fleuve Rouge au nord du Viêt-Nam ou bien celui de la Rivière des Perles autour de Hong Kong et Guangzhou.

Une région à la croisée des civilisations et ouverte sur l’Asie et le monde

Au plan géohistorique et civilisationnel, la mégapole d’Hô-Chi-Minh-Ville (HCMV) et le delta du Mékong au sud du Viêt-Nam se distinguent très sensiblement de celle d’Hanoï et du grand delta du fleuve rouge dans le nord du pays.  Au nord, l’influence chinoise – qui vient directement du nord - est en tout point considérable dans les héritages, les traditions et les dynamiques. Au sud au contraire, cette influence chinoise nord/sud et sinisée se superpose pour partie à une influence indienne ouest-est, dans le cadre de rapports ambivalents avec les puissances régionales organisant la péninsule indochinoise comme le Cambodge et la Thaïlande. Au total cette région du delta du Mékong est à la croisée des influences conjointes et alternées des deux grands centres civilisationnels organisant l’Asie du Sud-Est depuis des millénaires, le monde indien et le monde chinois.  

Le peuplement dans le delta du Mékong est en conséquence relativement cosmopolite et cette diversité, visible dans les lieux de culte et les légendes locales, s’explique à la fois par une situation de carrefour dans la péninsule indochinoise, les logiques de construction territoriale du Viêt-Nam et par un développement économique très tôt inséré dans un commerce ouvert sur l’Asie du Sud-est.

Cette composition multiethnique a ainsi favorisé la cohabitation de plusieurs peuples aux traditions religieuses et acculturations complexes, à l’origine de cultes originaux et millénaristes comme ceux des Caodaïstes ou des Hoa Hao. Toutefois de manière très schématique, les Khmers pratiquent le bouddhisme Theravada, quelques milliers de Cham, installés dans les villages de la province frontalière de Chau Doc, pratiquent l’islam tandis que les Hoa, anciens migrants venus de Chine méridionale, et les Kinh, ou Viêt, aujourd’hui majoritaires, pratiquent le bouddhisme Mahayana et le catholicisme.

Ajoutons que dans cette région de défrichement récent, la population, traditionnellement constituée de pêcheurs, commerçants et paysans, a été faiblement imprégnée par le confucianisme et davantage par le taoïsme.
 
Une mise en valeur agricole relativement récente sous influence urbaine
 
Parallèlement à l’urbanisation et au peuplement croissants, le delta est le lieu d’une intense mise en valeur agricole qui participe à l’intégration croissante du Viêt-Nam à la mondialisation. Il est tout d’abord présenté et vécu dans les représentations vietnamiennes comme un fleuve nourricier. Cette métaphore peut se comprendre d’après l’image où l’omniprésence de la couleur verte souligne la forte anthropisation d’un espace à vocation agricole qui se rattache aux grandes plaines de l’Asie des moussons.

Compte tenu des pratiques socio-économiques, des paysages et des représentations, on peut parler d’une “civilisation fluviale du Mékong”. Celle-ci repose sur la maîtrise des rythmes naturels - et notamment l’influence des marées à l’intérieur des terres pour se déplacer sur le fleuve à l’aide de sampans de diverses formes - ainsi que de l’hydraulique agricole pour irriguer, drainer et créer les nombreux champs et rizières.
 
Cependant, cette mise en valeur et cette adaptation des sociétés humaines à leur environnement ne sont pas millénaires ou même séculaires comme elles peuvent l’être dans d’autres régions asiatiques. La mise en valeur est en effet assez récente comparée à celle du delta du Fleuve rouge, au nord du Vietnam. Certes l’archéologie atteste la présence d’une occupation humaine ancienne - civilisations du Funan et d’Oc Eo - mais ces sociétés voyaient leur prospérité davantage liée au commerce maritime qu’à la maîtrise d’un vaste territoire agricole.

Ce n’est qu’à partir du XVIIIème siècle, une fois le défrichement réalisé, que le delta devient véritablement un “grenier à riz” qui approvisionne le nord et l’extérieur (le “Dang ngoai”, l’en dehors du delta), insérant la région dans une économie marchande internationale par l’intermédiaire de Cho Lon, autrefois ville de commerçants chinois et qui est désormais un quartier de HCMV. Par la suite, la colonisation française poursuit le creusement d’un réseau de canaux de drainage et d’irrigation, amorcé par les empereurs vietnamiens au début du XIXème siècle. Cette maîtrise du delta, qui a permis la conquête de nouvelles terres, s’est finalement achevée au XXème siècle, après l’indépendance puis la réunification du pays et la fin des conflits.

Un grand grenier agricole d’Asie du Sud-Est : riz et cultures spécialisées

Aujourd’hui, le delta offre au Viêt-Nam sa plus vaste étendue fertile et agricole, en assurant environ la moitié de la production rizicole nationale et en contribuant à 90 % des exportations vietnamiennes de riz. Ces dernières années, le régime communiste a assoupli les formalités permettant d’exporter et 140 entreprises sont aujourd’hui autorisées à vendre à l’étranger, principalement en Asie, qui capte environ les deux tiers des exportations.

La volonté politique de permettre les exportations, qui est une démarche de long terme puisque initiée à la fin des années 1980, se lit sur l’image par l’étendue et l’homogénéité d’une grande partie du delta dans sa mise en valeur rizicole, les rizières occupant presque 70 % de la superficie. Le vaste quadrilatère vert de Long Xuyên, visible sur l’imgae et le Dong Thap Muoi, ancienne Plaine des Joncs, constitue le cœur de la riziculture intensive sur lequel sont pratiquées jusqu’à trois récoltes de riz par an. Un tel résultat est bien le fait d’une politique nationale et provinciale de soutien à la production agricole, à sa modernisation, à la sélection des variétés de riz les plus performantes sur les marchés mondiaux.
   
Les exportations de riz sont aujourd’hui complétées par celles des cultures pérennes. Les vergers ont ainsi profité d’une formidable extension des terres cultivées, au nord du fleuve antérieur dans la région dite de “miêt vuon” de My Tho à Vinh Long. Ces terres plus hautes subissent moins les inondations et se spécialisent dans les plantations qui produisent environ 70 % de la production fruitière du pays. Mangues, pamplemousses, citrons, oranges, fruits du dragons, litchis et longaniers, fèves de cacao, pour les plus connus, poussent en abondance dans de magnifiques jardins soigneusement cultivés et qui ne sont pas sans évoquer un véritable Éden. Sur les terres littorales subsistent d’anciennes plantations de cocotiers, notamment dans la province de Ben Tre, au sud de My Tho.
 
Salinisation des sols et essor de l’aquaculture dans les anciennes marges

Ces productions agricoles sont cependant de plus en plus menacées par des intrusions salines, notamment en saison sèche, d’où le développement de nouvelles stratégies agricoles et l’essor de l’aquaculture, qu’il s’agisse des poissons chats élevés dans les multiples cages flottantes sur les bras du Mékong ou des crevettes élevées dans les forêts de mangroves ou encore dans des bassins situés dans les terres basses littorales des provinces de Tra Vinh ou de Ca Mau.

Cette province péninsulaire, sorte de “fin des terres”, fournit un bon exemple de transition entre l’abandon de la riziculture au profit de l’aquaculture - qui s’accommode mieux des eaux saumâtres - grâce à la transformation des rizières en bassins d’élevage.

Considérée comme le fer de lance de l’aquaculture destinée à l’exportation, elle illustre à la fois l’essor de l’aquaculture au Vietnam depuis deux décennies et l’intégration rapide à la mondialisation d’une province longtemps considérée comme répulsive, impaludée, réservée aux paysans sans terre et aux marginaux recherchés par la justice, dans une sorte de “far West” vietnamien.  
     
Ainsi, l’image témoigne d’une grande présence agricole avec un bas delta extrêmement mis en valeur. Toutefois l’apparente homogénéité de la plaine deltaïque ne doit pas faire oublier la gestion très fine de la topographie et des terroirs dans le cadre d’espaces productifs agricoles variés, fonctionnels, performants et destinés à la commercialisation.


 

Zooms d'étude

Ho Chi Minh Ville, une mégalopole connectée et connectant à la mondialisation

Ho Chi Minh Ville, la grande métropole du delta
 
Au-delà de ces caractéristiques de grand delta agricole, l’image nous montre l’existence d’une masse urbaine au nord-est du delta : HCMV. Comme dans beaucoup de construction deltaïque, la métropole est largement excentrée ou en retrait par rapport au delta et au fleuve, ici le Mékong, pour des raisons évidentes de sécurités face aux risques naturels (Shanghai, Rangoun, Hanoï, Marseille, Le Caire…). Mais elle joue cependant un rôle central dans le fonctionnement économique de la région et permet de rattacher le bas Mékong et une grande partie du Viêt-Nam aux dynamiques de la mondialisation.  

Le delta est en effet un espace industriel de premier plan en plus de son importance agricole déjà évoquée et très visible sur l’image car davantage consommatrice de foncier. Depuis  2010, la prégnance des terrains industriels s’est largement accrue et l’ensemble du tissu productif est piloté par HCMV. L’agglomération plusieurs fois millionnaire peut très légitimement être considérée comme une mégapole, même en l’absence de statistiques officielles tout à fait fiables.

Comme le montre l’image la ville n’est pas située directement sur le fleuve mais est distante du Mékong d’environ 75 kilomètres. Elle reste néanmoins fortement marquée par les paysages fluviaux car traversée par la rivière Saïgon - qui sépare les districts 2 et 9 très dynamiques des autres districts et par la Soài Rạp river (dans sa partie sud) qui se rattachent au bassin hydrographique du fleuve Dong Nai (Sông Đồng Nai). Cet aspect excentré par rapport au cœur du delta ne l’empêche pas d’exercer la fonction de principale métropole économique de la région.

Par son rôle de commandement économique et sa concentration des richesses et des emplois stratégiques, Ho Chi Minh Ville une réelle métropole. Sa croissance économique et démographique es très nette, toute comme ses hauts niveaux de productivité vis-à-vis du reste de la région et du Vietnam en général. Ces éléments, qui ne ressortent pas sur l’image, sont néanmoins essentiels pour comprendre la ville et la région. Le Mékong est ainsi vu comme le fleuve nourricier par excellence tandis que la ville, par son urbanisme et ses projets architecturaux, fait figure de « géosymbole » de l’intégration du Vietnam dans la mondialisation et dans la réussite économique.

Ces infrastructures logistiques en font une interface essentielle et un espace-relais vers les marchés extérieurs. Les productions agricoles et industrielles de la région sont exportées par des installations portuaires éclatées en plusieurs ports situés le long des cours d’eau et en partie visibles sur l’image. Les installations tournées vers l’est sont donc davantage liées à la conteneurisation et celles au débouché des canaux venant du delta à la manipulation du vraquier. Certaines installations récentes - tel le terminal de Cai Mep, situé au sud de la ville et donc plus facile d’accès pour les porte-conteneurs géants - permettent une forte croissance. On peut estimer le nombre d’EVP manipulés à plus de 6 millions, ce qui classe la région dans le Top 30 mondial, et les volumes manutentionnés (90 millions t.) sont équivalents à un port comme Hambourg, 3em troisième d’Europe. Les infrastructures portuaires sont complétées par le premier aéroport du pays (40 millions de passagers).

Ainsi, à travers la réussite économique de sa principale métropole, le delta du Mékong constitue bien un centre économique de première importance pour le Vietnam. Les fonctions métropolitaines recoupent ici des fonctions éminemment logistiques et les infrastructures jouent un rôle central.  Cette centralité n’est toutefois pas absolue, notamment dans le domaine de la décision et du commandement économique.
 
Une centralité à l’échelle nationale, une périphérie intégrée à l’échelle continentale
 
Plusieurs éléments visibles sur l’image font donc montre d’une véritable centralité productive, que cela soit sur le plan agricole ou bien des fonctions métropolitaines. Cette importance économique permet de considérer la région comme un réel espace central capable d’influencer des territoires qui, tout en réceptionnant ordres et fonctions secondaires, participent à sa prospérité.

Le jeu des échelles est ici très pertinent. Sur l’image, HCMV est clairement l’espace central qui fait de l’ensemble du delta une périphérie intégrée : production agricole exportée par les ports de la ville, métropole donneuse d’ordres industriels, relais touristiques comme l’île de Phu Quoc au sud-ouest, reliée par plus de 90 vols hebdomadaires à l’aéroport de HCMV.

Lorsque l’on glisse vers l’échelle nationale, l’ensemble du delta lui-même apparaît comme un espace de centralité économique par sa capacité à capter une très grande partie des IDE étrangers, asiatiques et notamment coréens, à dégager une surproductivité par rapport au reste du pays ou bien en accueillant les infrastructures logistiques les plus actives, mais cependant pas toujours les plus modernes, le nord était souvent privilégié par le pouvoir central.

A l’échelle continentale, cette centralité apparaît beaucoup moins évidente et il convient alors de voir cet espace deltaïque non pas comme un lieu exerçant des forces centripètes mais plutôt comme un relais utilisé dans une stratégie et une dynamique beaucoup plus globale. Le Vietnam a emboîté le pas à la Chine et a lancé le Đổi mới, littéralement « renouveau » en 1986 pour ouvrir son économie aux investissements étrangers et à la logique du marché. Cette ouverture est la cause d’un profond bouleversement de l’aménagement du territoire et des paysages vietnamiens, notamment dans le bas-Mékong. Dans cette optique, le territoire étudié apparaît assez peu comme un donneur d’ordre mais davantage comme un espace “suiveur” accueillant délocalisation des FTN étrangères, principalement asiatiques, et unités productives de leurs sous-traitants, à l’image d’autres périphéries asiatiques. On peut parler alors du delta comme d’une arrière-cours économique ou une périphérie intégrée soumise en partie à d’autres puissances assumant davantage une fonction de centralité dans la mondialisation.

L’aménagement du delta, un jeu d’acteurs complexe : le cas de Can Tho

Si la mise en valeur du bas delta doit beaucoup à Ho Chi Minh-Ville, leurs interrelations, sont questionnables. A l’échelle du Vietnam, le bas delta du Mékong est subdivisé administrativement en 13 provinces qui comptent chacune un pôle urbain régional. L’émergence de la ville de Can Tho, située sur le Bassac ou Hau Giang, est un cas assez particulier de développement urbain au cœur du delta. Can Tho est devenu un pôle économique, universitaire, ainsi qu’un nœud de communication majeur qui tente de polariser l’espace deltaïque, de manière concurrentielle avec Ho Chi Minh-Ville, dans un nouveau contexte de diversification des acteurs publics et privés.

Même si la structure administrative et territoriale du Vietnam reste fortement hiérarchisée, avec le maintien du rôle décisionnel des administrations centrales et des ministères, l’État centralisé n’est plus le seul acteur à contrôler le processus d’urbanisation ni les logiques économiques. De plus, les pouvoirs locaux bénéficient souvent dans les faits de compétences importantes et d’une certaine autonomie acceptée par l’État. En contrepartie, ceux-là sont responsables vis-à-vis de l'État de la conduite des aménagements et des services publics proposés. En accédant au statut particulier de ville-province, Can Tho a donc réussi à s’imposer auprès de l’échelon étatique pour obtenir des prérogatives dans les domaines des transports, des infrastructures, de la santé et l’éducation, de l’accès à l’eau, de l’assainissement et de la gestion des déchets.

S’y ajoute l’importance des représentations et du vécu de la population du delta. Elles considèrent souvent HCMV comme une exclave, un territoire urbain étranger au monde deltaïque là où Can Tho est vue comme faisant pleinement partie de la culture et des activités ce monde particulier.

Par conséquent, ces logiques de pouvoir complexes entre l’échelon central et les échelons locaux nous conduisent d’une part à relativiser le rôle décisionnel de Ho Chi Minh Ville sur l’espace deltaïque et à opter plutôt pour une fonction de ville relais dans une logique multiscalaire - à l’échelle du Vietnam mais aussi des dynamiques économiques asiatiques - plus pertinente que la simple appellation de “capitale du delta”.

Un espace deltaïque transformé, convoité et menacé : les enjeux d’un développement durable

 
A l’échelle du bassin versant, des cycles naturels bouleversés par les aménagements

En plus de son usage agricole, industriel et logistique, le Mékong est également utilisé par les États qu’il traverse pour la production d’hydroélectricité. Si aucun barrage n’est visible sur l’image, les rythmes fluviaux sont néanmoins marqués de manière croissante par les aménagements en amont. Le Laos, la Thaïlande et, surtout, la Chine mènent en effet des politiques d’équipement ambitieuses qui affectent le débit dans la partie basse du bassin versant et donc dans le delta.

On compte au moins six barrages dans le Yunnan chinois, en plus des barrages sur les affluents, nombreux au Laos. S’y ajoute plusieurs projets en cours de grande envergure. Les tentatives de gestion coordonnée des eaux sont peu efficientes dans la mesure où la Chine ne tient pas compte des recommandations de la Commission du Mékong, l’Empire du milieu promouvant la doctrine de la souveraineté totale qui lui donne le droit d’aménagement librement son territoire là où d’autres acteurs mettent en avant la doctrine de l’intégrité naturelle du fleuve et donc la nécessaire coopération. Comme dans de nombreux autres systèmes deltaïques, de tels aménagements amènent à une salinisation accrue des terres due à la remontée des eaux marines, à une moindre présence de limon retenu par les barrages et de sédiments bénéfiques pour l’agriculture et à un dérèglement des activités liées à la pêche.

Dans ce contexte, le delta du Mékong, vaste territoire plat soumis aux pluies de mousson, aux inondations du fleuve et aux remontées de la mer doit ainsi relever de multiples défis liés à l’eau, aux multiples dynamiques démographique, urbaine, industrielle et au changement global.

A l’échelle du bas delta, pollutions, érosion, modification des écosystèmes et réchauffement climatique : les enjeux d’un développement durable
            
Le premier défi est lié à l’eau. Malgré l’omniprésence de cette ressource, la question de son partage et de sa distribution fait l’objet d’arbitrages sous tension : agriculteurs, entreprises, foyers, barrages hydroélectriques, transporteurs fluviaux ont un usage concurrentiel de l’eau dont la qualité se détériore. En milieu urbain, on estime qu’environ un tiers des foyers ne seraient pas reliés à un réseau de distribution d’eau potable tandis que plusieurs zones rurales situées sur des sols sulfatés, acides, parfois salés, souffrent de pénurie d’eau douce et de bonne qualité. De plus, l’industrialisation et la hausse considérable de l’utilisation des pesticides, dans le cadre d’une agriculture prioritaire pour l’État vietnamien, modifient les écosystèmes, menacent l’aquaculture et la santé humaine.

 D’autre part, les nouveaux aménagements hydrauliques, comme les constructions de réseaux d’irrigation gravitaire ou de nouvelles digues seraient une des causes de la modification des régimes hydrologiques, de la diminution de la fertilité des sols et de l’érosion des berges. Cette dernière est également accentuée par l’extraction intensive du sable pour répondre à la forte demande générée par les secteurs de la construction et de l’industrie. On estime que 50 millions de sédiments seraient extraits du fleuve par an alors que ce dernier n’en produirait plus que 20 millions. En modifiant les courants, la profondeur et la largeur des berges, cette extraction modifie la structure du fleuve et du delta ainsi que les écosystèmes.  

Les risques d’inondations perdurent et il est fréquent que les lâchers d’eau d’un barrage, sans avertissement, causent en aval des inondations, en particulier en période de fortes marées. Enfin, selon les prévisions du Groupe d'experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), le delta du Mékong fait partie des régions soumises à plusieurs menaces : en plus de celle des grands barrages en amont, s’ajoute celle du changement climatique et de l’élévation du niveau des mers qui entraîne une submersion d’une partie du delta et la salinisation de ses eaux.

Selon les projections et les scénarios de fort ou faible réchauffement climatique, entre un tiers et un cinquième du delta pourrait être inondé, une véritable catastrophe pour un espace aussi anthropisé et densément peuplé. En attendant la submersion, la pénétration des eaux salées s’est amplifiée depuis les années 2000. Elles s’infiltrent jusqu’à 60 kilomètres à l’intérieur des terres, bouleversant les cultures et les habitudes des villageois. Les prélèvements effectués dans les nappes souterraines pour l’irrigation, l’aquaculture et la consommation humaine accélèrent la salinisation et entraînent un affaissement des sols. Ces menaces suscitent d’ores et déjà plusieurs interrogations sur l’avenir rizicole du delta, les stratégies d’adaptation des acteurs locaux et les politiques publiques prévues pour gérer de futurs réfugiés climatiques potentiels et l’exode rural.
 
Ainsi, sur le plan environnemental et des risques futurs, le Mékong présente nombre de caractéristiques classiques des deltas des pays en développement. La surutilisation du fleuve et les moindres considérations environnementales en font un espace extrêmement fragile et menacé.
 
Le tourisme : une réponse possible à l’urgence environnementale du bas delta ?

Le développement  du tourisme au Viêt-Nam est très sensible ces dernières années, comme dans le reste de l’Asie du Sud-Est, même s’il reste encore loin derrière la Thaïlande, en termes d’arrivées de touristes internationaux et de recettes. Cette évolution s’explique par plusieurs facteurs externes comme la croissance des pôles émetteurs d’Asie du Nord-Est - notamment de la Chine, et internes comme l’extension des mesures de dispenses de visa, l’amélioration de la connectivité aérienne et l’élévation du niveau de vie.

Ce tourisme de masse, qui a surtout bénéficié ici à l’île de Phu Quoc, visible sur l’image, semble toutefois peu compatible avec le développement d’un tourisme vert et/ou solidaire initialement valorisé dans les années 2000 aussi bien dans le bas delta du Mékong que dans le bassin du Dong Nai. Les taches vert foncé repérables sur l’image - forêts de mangrove de Can Gio au sud-est de HCMV, parcs de Tràm Chim dans la province de Dong Thap, de U Minh Thuong situé à l’extrême sud à cheval sur les provinces de Kien Giang et Ca Mau ou de l’île de Phuc Quoc - signalent la présence de réserves forestières nationales, reliques de mangrove et réservoir d’une remarquable biodiversité, valorisées par un tourisme de niche en coopération avec HCMV.

Malgré plusieurs projets de plantation et de reboisement des mangroves - superficie totale évaluée à 100 000 ha - des politiques publiques de renforcement de la protection et la supervision de la biodiversité, les zones protégées subissent la pression constante des logiques économiques peu favorables à une sanctuarisation des espaces.

Ainsi, à l’échelle du Vietnam méridional, la valorisation d’un tourisme plus responsable comme justification économique de la protection de l’environnement n’est pas à l’ordre du jour. Les logiques du tourisme de masse l’emportent à l’échelle du pays et passent même, à l’échelle du delta, après des impératifs de rentabilité agricole et d’accueil des projets industriels. On peut légitimement affirmer que le delta a perdu son caractère naturel et s’est anthropisé. Ce que nous montre l’image est donc dans une large mesure le produit de multiples actions d’aménagements qui inscrivent le delta dans une modernité bien éloignée des représentations qui lui sont attachées.

Contributeurs

Jules Carrier et Valérie Floquet, Professeurs au lycée français international Marguerite Duras, HCMV