Pakistan-Inde - Kargil et le Cachemire : une frontière conflictuelle sous très hautes tensions militaires

Situés dans l’Himalaya, la région de Kargil et le Ladakh appartenaient à l’ancien Etat princier du Jammu and Kashmir, jusqu’à la partition issue de la 1er guerre du Cachemire de 1947 entre l’Inde et le Pakistan. Celle-ci a débouché sur l’établissement d’une Ligne de cessez-le-feu – CFL, sous l’égide l’ONU, devenue après la Guerre de 1971 la Ligne de Contrôle – LOC. Coupant la région en deux, cette frontière internationale demeure sous très haute tension, comme en témoigne la Guerre de Kargil de 1999. Dans ce contexte, la dynamique frontalière a profondément bouleversé l’organisation régionale de cet espace montagnard. En particulier, l’Inde y a construit une grande infrastructure routière d’une importance géostratégique majeure, la National Highway-1A - NH1, afin d’assurer la continuité territoriale, le contrôle et la défense de cette région frontalière.

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Légende de l’image

Cette image de la région de Kargil, dans l'Himalaya, a été prise le 19 octobre 2020 par un satellite Sentinel-2.  Il s’agit d’une image en couleurs naturelles de résolution native à 10m.


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Repères géographiques

Présentation de l’image globale

Le Cachemire dans la région de Kargil :
une frontière sous très fortes tensions militaires

Un cadre de très hautes montagnes : La Great Himalaya Range et ses annexes

L’image couvre une région transfrontalière de très hautes montagnes dans la Grande Chaîne de l’Himalaya, à cheval entre les régions du Ladakh (Inde) au sud et du Gilgit-Baltistan (Pakistan) au nord. Elle appartient à la chaîne du Grand Himalaya. Ce très vaste ensemble continental montagnard se déploie depuis l’Afghanistan à l’Ouest à l’Assam au Sud-Est sur environ 2700 km de long, et entre les basses plaines du monde indien au sud et les hauts plateaux ou les chaînes de l’Asie centrale et du Tibet au nord sur plusieurs centaines de kilomètres de large.

Si cet espace n’atteint pas les hauteurs exceptionnelles de la Karakoram Range et de la région du massif englacé du K2 qui se trouvent plus au nord (hors image), les altitudes moyennes demeurent encore très élevées puisqu’elles s’étagent entre 4500 et 5500 m. Comme on peut le constater, l’image se caractérise donc par la juxtaposition de très hautes chaines, de très hauts plateaux et de vallées très encaissées. Cependant, l’absence de très grands glaciers - et donc de très grandes vallées glaciaires - rend l’organisation régionale plus confuse qu’au nord.

Pour autant comme le montrent l’image générale et l’image du zoom, l’ensemble de la région est clairement organisé par de grands axes - topographiques et fluviaux –d’orientation générale Nord-Ouest/ Sud-Est. Cette orientation fonde historiquement la cohérence de l’ancien Etat princier du Jammu et Kashmir qui d’étendait sur les régions du Ladakh, du Jammu, du Kashmir, du Baltistan et du Gilgit. Mais l’accès à l’indépendance du Pakistan et de l’Inde en 1947 va se traduire par un conflit militaire qui va couper l’ancien Etat princier en deux et installer une nouvelle frontière internationale, qui elle va être globalement d’orientation Ouest/Est. Ce hiatus géopolitique entre un tracé frontalier Ouest/Est coupant perpendiculairement des axes montagnards et fluviaux d’orientation Nord-Ouest/ Sud-Est explique la nette spécificité des enjeux géostratégiques régionaux comme nous le verrons par la suite.       

Une région organisée par quatre grandes chaines de montagnes

La région couverte par les deux images est organisée par la succession de quatre grandes chaines de montagnes.

Au Nord-Est se déploie la terminaison méridionale de la Saltoro Range qui se rattache au massif du K2. Du fait de ses très hautes altitudes, son appareil glaciaire est bien développé. De nombreux sommets y dépassent les 6.000 m. comme le La Yongma (6828 m.), le Garkum (6820 m.), le Chumik (6754 m.) et le Gyong Kangri (6727 m.).  

A l’Est se déploie la Ladakh Range, longue de 370 km, comprise entre les vallées de la Shyok et de l’Indus. Moins élevée, elle est cependant caractérisée par la présence d’appareils glaciaires permanents sur les hauts sommets.

Au centre, la Zanskar Range se déploie entre la vallée de l’Indus et la vallée de la Zanskar sous forme de hauts massifs ou de très hauts plateaux qui s’étagent de 3500 à 7135 m. d’altitude. Dans le Zanskar, qui est un des sous-districts de Kargil, les altitudes s’étagent de 3500 m. à 7000 m d’altitude avec des densités de 2 hab./km², ce qui en fait une des plus hautes vallées peuplées de l’Himalaya mais qui peut être isolée parfois huit mois dans l’année. Cette marge des marges a bénéficié ces dernières décennies d’une certaine attention de la part d’un petit tourisme de découverte.

Enfin, au Centre-Ouest se déploie la Great Himalaya Range proprement dite. Elle constitue un puissant écran entre la vallée de la Zanskar, au centre, et le bassin de Srinagar, dont on aperçoit les contreforts puis le piémont tout à l’ouest de l’image. Elle est dominée par de très hauts sommets comme le Nun (7077 m.), le Doda (6573 m.), le Brammah Li (6425 m.) ou le Kiar Ri (6392 m.). Comme le montre bien l’image générale, elle porte de puissants appareils glaciaires.

Le haut bassin de l’Indus : le rôle fondamental des grandes vallées dans l’organisation de l’espace

La presque totalité de l’image est drainée au plan hydrographique par le haut bassin de l’Indus. Dans cette zone de très hautes montagnes, les grandes vallées fluviales - et leurs affluents secondaires - jouent un rôle fondamental dans l’organisation de l’espace régional comme axes privilégiés de circulation, de peuplement, de mise en valeur et de structuration de la hiérarchie urbaine.   

L’image couvre au Nord-Est une partie de la haute vallée de l’Indus. Prenant sa source dans le plateau tibétain à 4255 m pour se jeter dans la mer d’Arabie après avoir parcouru 3180 km et drainé un gigantesque bassin de 1165 million de km², l’Indus est l’un des plus importants fleuves d’Asie du Sud. A l’échelle régionale, cette vallée servait historiquement de colonne vertébrale, avant d’être coupée depuis 1947 par la frontière à la hauteur de Batalik. Posée en position d’abri sur une haute terrasse à 56 km de Kargil, Batalik est en effet devenu pour l’Inde un verrou stratégique qui a été l’enjeu d’importants combats en 1971 puis 1999.

Encore plus au Nord-Est, la vallée de la Shyok, la « rivière de la mort », prend sa source au Rimo Glacier, une des langues glaciaires du célèbre Siachen Glacier. Après sa confluence avec la Nubra River, elle s’enfonce dans de puissantes gorges vers Yagulung et arrose Bogdan, Turtuk et Tyakshi avant de passer au Pakistan où elle se jette dans l’Indus à Keris, vers la ville de Skardu.   

Enfin, la vallée de la Suru au centre et à l’Ouest constitue un axe régional important. Longue de 185 km, la rivière prend sa source au sud (hors image) au Panzella Glacier à 4555 m. pour couler globalement Sud/Nord. Cet affluent de rive droite de l’Indus traverse Kargil avant de continuer sa course au Pakistan.

Côté indien, l’intérêt géostratégique de Kargil s’explique par deux faits majeurs. Premièrement, son bassin est un site de confluence entre la Suru (sud), la Wakka (sud-est), la Dras (sud-ouest) et la Shiggar/Shingo à l’ouest/nord-ouest qui finissent par former la Shingo qui se jette dans l’Indus au Nord. Ces vallées sont d’importants axes de communication, car en les remontant on accède à de très hauts cols donnant sur d’autres vallées. Deuxièmement, depuis l’établissement de la nouvelle frontière, Kargil est devenu un double nœud stratégique verrouillant l’accès éventuel vers le sud des forces pakistanaises. Car au Nord-Ouest, les hautes vallées de la Shingo et de la Shiggar prennent leur source dans les hauts plateaux du Deosai au Nord-Ouest, sous contrôle pakistanais, pour couler vers le sud et se jeter dans l’Indus en passant en territoire indien. Et au Nord-Est, les vallées de l’Indus puis de la Shingo sont autant d’axes potentiels de facile pénétration pakistanaise en territoire indien.

On retrouve au Nord, côté pakistanais (hors image), la même logique avec Skardu : cette grande ville régionale se situe dans un bassin où convergent l’Indus, la Shyok et la Shigar. Au total, les deux grandes villes régionales – indienne et pakistanaise - sont situées dans les deux grands bassins de convergence hydrographique. Elles jouent un rôle majeur dans l’organisation politique, administrative, économique et militaire de la zone frontalière, en étant en particulier d’importantes villes de garnison dans une région sous très haute tension.            

Guerres et coupure frontalière : de la Cease Fire Line à la Line Of Control

En aout 1947, la partition de l’Empire britannique des Indes entre deux nouveaux Etats indépendants rivaux, l’Inde et le Pakistan, débouche sur la Première Guerre du Cachemire d’octobre 1947- janvier 1949. L’objectif géostratégique en est le contrôle de l’ancien Etat princier du Jammu and Kashmir. Ce conflit très sanglant aboutit à l’établissement d’une ligne de cessez-le-feu – la Cease Fire Line / CFL - fixée par l’ONU en 1949. Cette ligne de front militaire Ouest/Est devient de facto une nouvelle frontière qui va progressivement s’indurer avec le temps. Elle coupe en particulier l’ancien Ladakh en deux : les districts de Kargil et de Leh au Sud revenant à l’Inde sont rattachés au Jammu-and-Kashmir, celui de Skardu revenant au Pakistan étant rattaché au Balistan. Les vieux axes Nord/Sud de solidarité régionale, tel celui de Kargil/Skardu, sont définitivement coupés.  

Mais depuis 1949, l’Inde et le Pakistan demeurent en situation d’hostilité ouverte ou latente. Ainsi, deux nouveaux conflits frontaliers pour le Cachemire interviennent en 1965 et 1971. A l’issue de la guerre de 1971 par laquelle le Pakistan oriental devient indépendant en formant le Bangladesh, les Accords de Simla du 3 juillet 1972 transforment l’ancienne ligne de cessez-le-feu en Ligne de Contrôle, Line of Control ou LOC ; les deux Etats s’engageant au respect de son tracé. Si à l’ouest (hors image) dans le Pendjab, l’Inde initie dans les années 2000 une stratégie de clôture en construisant sur plus de 500 km un véritable mur (rangées de barbelés, électrification, radars et capteurs thermiques…), cette stratégie est par contre impossible à déployer dans cette vaste région montagnarde. On y assiste donc à la multiplication des bases et postes miliaires de chaque côté de cette frontière qui demeure une des plus militarisée et une des plus chaudes au monde.   

Dans ce contexte bilatéral très tendu, l’ONU a créé en 1949 un Groupe d’observateurs militaires des Nations Unies pour l’Inde et le Pakistan – UNMOGIP. Il est aujourd’hui encore doté d’un contingent de 44 observateurs militaires des Nations Unies, qui bénéficient de l’appui de 74 civils. Ce personnel surveille la ligne de contrôle – LOC, longue de 770 kilomètres, et la ligne de démarcation provisoire. L’UNMOGIP assure des patrouilles et mène des enquêtes sur les violations présumées du cessez-le-feu et sur les incidents qui se produisent le long de la ligne de démarcation provisoire. Les 11 postes de campagne de l’UNMOGIP situés de part et d’autre de la LOC sont tous localisés aujourd’hui dans la région comprise entre Srinagar et Islamabad. Les deux postes de l’ONU positionnés à Kargil et Skardu jusqu’en 1995 ont depuis été supprimés.  

Les enjeux géostratégiques pour l’Inde : assurer la continuité territoriale, le contrôle et la défense de la région frontalière

L’établissement, le contrôle et la défense de cette frontière militarisée en hautes montagnes pose à l’Inde des défis géostratégiques majeurs du fait des très fortes contraintes imposées par la topographie et le milieu.

Afin d’assurer la continuité territoriale, le contrôle de la région et la bonne circulation et le soutien des troupes stationnées dans ces territoires, l’Inde a été contrainte de réaliser une impressionnante infrastructure routière Ouest/Est : la National Highway-1A - NH1. Ce véritable cordon ombilical passe sur l’image par Sonamarg, Dras, Kargil puis Khalsi en utilisant les vallées de la Drass, de la Suru et de l’Indus. Longue de 534 km, la NH1 est une route géostratégique majeure qui relie la ville de Srinagar et la grande Kashmir Valley, situées à l’Ouest (hors image), à Leh, à l’Est (hors image). A partir de Leh, elle permet surtout d’assurer la présence militaire indienne dans le triangle du Glacier Siachen et la Saltoro Range qui est un territoire pour le contrôle duquel s’affrontent régulièrement les deux armées, indienne et pakistanaise.   

La construction puis l’entretien de la NH 1 sont confrontés à des défis exceptionnels : logistiques d’un côté du fait des hauts cols et des très étroits défilés à franchir ; climatiques et environnementaux (froids, neige, avalanches…) de l’autre, qui peuvent gêner, voire couper, le trafic durant les mois d’hiver. Ainsi, la chaine de la Great Himalaya Range est franchie entre Sonamarg et Dras par la fameuse Zoji La, un très haut col situé à 3.528 m d’altitude dans la haute vallée de la Drass. Du fait du rôle stratégique de ce col, l’Inde y construit un tunnel de 14 km de long pour un coût de 930 millions de dollars qui est inauguré par le 1er Ministre Narendra Modi en mai 2018. Dans ce segment, il permet de réduire de trois heures à 15 minutes le temps de la traversée et, surtout, de limiter la période d’interdiction de circulation due aux chutes de neige. De même, entre Kargil et Khalsi, qui se situe dans la vallée de l’Indus, la National Highway-1A dans la traversée des Zaskar Mountains emprunte successivement la Namika Pass perchée à 3.700 m. et, surtout, le grand col de la Fotu La, situé à 4.108 m d’altitude, ce qui en fait le point culminant de la NH-1A devant la Zoji La.

Les routes stratégiques frontalières indiennes dans l’Himalaya : BFU, BRO et les India-China Border Roads

Cette situation régionale s’inscrit cependant dans une stratégie frontalière nationale de bien plus grande ampleur. En effet, afin d’améliorer au mieux la circulation, les autorités indiennes ont créé la Beacon Force Unit – B.F.U, appartenant à la Border Roads Organisation, ou B.R.O, qui assure la maintenance de l’axe durant l’hiver.

Fondée dès 1960 et dotée d’un budget annuel de 732 millions de dollars, la BRO est rattachée à l’Indian Army Corps of Enginneers (IACE). A l’échelle nationale, elle a pour responsabilité la construction et la maintenance du réseau routier de 32.885 km qui irrigue les régions frontalières de l’Inde, en particulier dans le Nord et le Nord-Est du pays face au Pakistan et à la Chine. Elle assure par exemple ces deux dernières décennies le développement des India-China Border Roads sur les 3.400 km de la MacMahon Line Border dans l’Arunachal Pradesh, le Jammu and Kashmir, l’Uttrakhand, le Sikkim et l’Himachal Pradesh.

Elle prend en charge les routes, ponts, tunnels, héliports et aéroports militaires. Levier de l’influence géopolitique régionale de l’Inde, la B.R.O valorise le savoir faire acquis en intervenant ces dernières décennies au Tadjikistan, en Afghanistan, en Birmanie et au Bhoutan.    

La « Guerre de Kargil » de 1999 : la National Highway-1A (NH1), un enjeu frontalier géostratégique majeur

Mais comme le souligne l’image, l’Inde est contrainte du fait de l’organisation des reliefs de faire passer la National Highway-1A (NH1) très près de la Ligne De Contrôle (LDC) qui constitue la frontière avec le Pakistan dans la région comprise entre Dras et Kargil. Dans cette région, qui tient les lignes de hauteurs septentrionales qui la surplombent menace potentiellement cet axe de fermeture.

C’est dans ce contexte qu’à lieux ce que les experts militaires et les diplomates vont appeler la « Guerre de Kargil », du nom de la principale ville de la région. En 1999, l’Inde et le Pakistan se sont en effet affrontés dans un conflit frontalier intense de mars à aout 1999, dont 74 jours de combats directs faisant sans doute des centaines de morts et des milliers de blessés de chaque côté sur la Ligne de Contrôle (LDC). Ce conflit frontalier présente trois grandes spécificités.

Premièrement, ce cadre de très hautes montagnes impose largement ses fortes contraintes sur les combats. Les très basses températures, la densité réduite de l’air, les altitudes extrêmes, les très hauts reliefs escarpés et l’étroitesse des vallées sont autant de facteurs qui rendent les opérations de combats terrestres (cf. rôle de l’infanterie et de l’artillerie de haute montagne…) et aériennes (cf. limitation de l’usage des hélicoptères Mi-25 et Mi-35 à pleine charge, vols tactiques des avions de combat en appui-sol…) très difficiles. De même, l’usage par les forces pakistanaises de missiles portatifs (Stinger, sol-air Anza de conception chinoise), qui jouèrent un rôle majeur en Afghanistan contre les forces russes, occasionne la perte de plusieurs appareils à l’arme aérienne indienne, dotée de chasseurs d’origine russe MiG-21, MiG-23, MiG-27, de Mirage 2000 d’origine française et d’avions de reconnaissance.

Deuxièmement, le facteur logistique joue à toutes les échelles géographiques un rôle déterminant pour amener et soutenir les troupes en opération militaire durant plusieurs mois. Du côté pakistanais, la ville de Skardu, située 174 km au nord de Kargil joue un rôle majeur en procurant au front tout le soutien nécessaire. Cependant début juin 1999, la destruction par des missiles indiens téléguidés de l’un des principaux campements logistiques pakistanais à Muntho Dhalo dans le secteur au nord de Batalik entraine localement de graves pénuries de vivres et d’eau, de munitions et de médicaments et fragilise l’évacuation des blessés. A l’échelle régionale, l’armée pakistanaise est en situation d’infériorité, car elle doit étirer très longuement son système logistique à travers la redoutable chaine du Karakoram jusqu’à la Karakoram Highway qui se situe très à l’ouest. A l’opposé, l’Inde dispose d’un avantage logistique majeur du fait de la proximité de Srinagar, située à seulement 110 km du front, et de l’existence de la NH1.  

Troisièmement, ce conflit frontalier est heureusement demeuré limité alors que l’Inde et le Pakistan sont des puissances continentales dotées de l’arme nucléaire, qui transforment l’Asie du Sud en véritable baril de poudre. On doit à cet égard constater que si cette dissuasion nucléaire bilatérale a réduit considérablement l’intensité et l’ampleur de ce conflit direct, cette dissuasion est loin d’être la panacée géostratégique puisqu’elle n’a tout simplement pas pu interdire le recours direct aux armes. La principale limitation à l’usage des armes durant la Guerre de Kargil a trait à l’arme aérienne. Côté pakistanais, les F-16 d’origine étasunienne de la P.A.F - Pakistan Air Force ont été volontairement maintenus à une distance de sécurité de 16 km à 32 km au nord de la LDC ; les forces déployées au sol disposant donc d’une très faible couverture aérienne. Côté indien, les appareils de l’I.A.F. - Indian Air Force – qui s’appuyaient sur la chaine des bases aériennes de Srinagar, Avantipur (sud de Srinagar) et Leh - avaient de même interdiction de franchir la LDC.    

Les opérations commencent en mars et avril 1999 lorsque 1.500 à 2.000 hommes de l’armée pakistanaise franchissent la LDC sur un front de 160 km de large dans les massifs montagneux surplombant les villes de Dras, Kargil et Batalik. Ils s’infiltrent à pied et par hélicoptères, avec le soutien de 18 batteries d’artillerie, afin d’occuper 130 avant-postes indiens surplombant au nord l’axe stratégique de la National Highway-1A. Situés à de très hautes altitudes sur la LDC, ces postes (cf. Tololing  Ridge à 5.140 m. à 4 km et Tiger Hill à 4.820 m. à 8 km de Dras…) ont en effet été évacués par les forces indiennes durant l’hiver du fait des terribles conditions climatiques qui règnent dans cette région entre 4.000 et 5.500 m. d’altitude.

Les troupes pakistanaises ne sont découvertes par la partie indienne que le 3 mai. En réaction, l’armée indienne mobilise 200.000 hommes et déploie cinq divisions d’infanterie, cinq brigades indépendantes et 44 bataillons de la vallée du Cachemire. Début juin après une semaine de durs combats, la VIIIem Division de Montagne indienne reprend la crête du Toloting. Le 26 juillet, les troupes indiennes ont récupéré l’essentiel des avant-postes occupés par les forces pakistanaises, qui sont ainsi contraintes de se replier au Nord de la LDC en territoire pakistanais.

Zooms d’étude

Kargil : une ville et un nœud stratégique dans un espace montagnard aux fortes contraintes

Kargil : une ville et un nœud stratégique

Couvrant toute la région frontalière de la LDC dans la région de Kargil, l’image s’étend du massif de Tiger Hill (4.820 m) à l’ouest au sud du massif de la Saltoro Range à l’est. On distingue bien successivement d’est en ouest les grandes chaines et les grandes vallées organisant l’espace régional selon une ligne directrice Sud-Est/ Nord-Ouest : la Saltoro Range, la vallée de la Shyok, la Ladakh Range, la vallée de l’Indus, la Zanskar Range, la vallée de la Suru puis enfin la Great Himalaya Range.  

Dans la vallée de la Suru à 2.676 m d’altitude, Kargil est avec 16.400 habitants la seconde ville du Ladakh après Leh, sa capitale. Elle se situe dans un bassin agricole bien mis en valeur avec ses nombreuses terrasses et ses cultures irriguées, l’importance des céréales (millet, blé) et de l’horticulture (pommiers, abricotiers).

Depuis l’installation d’une frontière militarisée qui bouleverse les vieilles logiques de solidarités régionales Nord/Sud, elle occupe une place stratégique sur les nouveaux axes Ouest/Est en étant située à équidistance de Srinagar, à 204 km à l’ouest, et de Leh, 234 km à l’est. A 6 km de la ville, l’aéroport civil a été militarisé en 2003 à la suite de la Guerre de Kargil de 1999 avec l’implantation d’une base de l’Indian Air Force.

Une région de très hautes montagnes aux fortes contraintes et spécificités

Situé dans le Nord-Est du Cachemire, le district de Kargil couvre 14 000 km² et s‘étage de 2400 m à 5486 m d’altitude, soit une dénivellation de plus de 3000 m. Les contraintes naturelles y sont considérables avec une température annuelle moyenne à Kargil de seulement 8,6°C et 318 mm de précipitations. Le climat s’y caractérise par des étés assez chauds mais surtout des hivers très froids, avec parfois des pointes à -38 à – 40°C. Le froid et les chutes de neige peuvent isoler la région de novembre à mai et gêner, voire bloquer, la circulation en coupant par exemple la National Highway à la Zojila Pass. A Dras, située à 56 km de Kargil, les températures moyennes hivernales sont de -15°C, mais avec des pointes à - 60°C.

Du fait des contraintes, la région reste sous-peuplée avec seulement 140 800 habitants, soit une densité moyenne de 10 hab./km². Cependant, dans cette région en transition démographique, la population augmente de + 18 % en dix ans du fait d’une forte natalité. Avec un taux d’urbanisation de seulement 12 %, la population est massivement rurale et agricole. En particulier, l’élevage montagnard joue un rôle essentiel (bovins avec Yaks, moutons, chèvres et volailles), avec en particulier la transhumance traditionnelle annuelle vers les pâturages des estives.

Dans cette marge montagnarde, la population présente de nettes spécificités par rapport au reste de l’Inde. Ainsi, dans le district de Kargil, le Balti, une langue d’origine tibétaine, est la langue maternelle de 70 % de la population et le Ladakhis de 20 %. Au plan religieux, 78 % de la population est musulmane et 20 % bouddhiste. Dans la ville même de Kargil, 77 % de la population est musulmane et 19 % hindou, un chiffre relativement élevé par rapport à la moyenne régionale qui s’explique par ses fonctions administratives, militaires et commerciales.  


Repères géographiques

Zoom 2. La vallée de la Sind River et la Zojila Pass

Cette image couvre l’axe utilisé par la route stratégique NH1 dans son passage de la Zojila Pass qui est perchée à 3.528 m. Celui-ci emprunte deux vallées opposées qui se retrouvent à ce très haut col qui sert aussi de limite historique et administrative entre le Jammu et Cachemire et le Ladakh. La vallée de la Sind vers l’ouest, celle de la Drass vers l’est et Kargil. Les vallées sont fortement encaissées, dominées par de très hauts sommets et soumises à de fortes contraintes : étroitesse du lit majeur de la vallée, dénivellation, éboulis, cônes de déjections et couloirs d’avalanche, froid et neiges hivernales...

Cet axe Srinagar - Leh est pour l’Inde d’un intérêt essentiel dans la mesure où il constitue le seul axe terrestre de qualité. Mais il est géographiquement très proche de la Line of Control qui sépare les armées des deux pays. C’est dans cette région que les forces pakistanaises ont en 1999 mené leur offensive afin de menacer, voire couper, cet axe. Comme le montre bien l’image, le Tiger Hill - perché à 4.820 m. - n’est situé qu’à 8 km de Drass.

Le long de ces hautes vallées, les villages ou gros bourgs sont répartis comme un chapelet. La superficie de chaque site spécifique - cône de déjection, fond de la vallée, site de confluence... - définit globalement l’importance des espaces agricoles disponibles pour une mise en valeur. Et donc la production alimentaire végétale (céréales, vergers...) et animale et la population résidente. Sur cette base viennent ensuite se superposées des fonctions complémentaires commerciales, administratives ou militaires


Vallée de la Sind River et la Zojila Pass


Repères géographiques

Zoom 3. L’axe de la NH1 dans l’accès à Kargil : les reconfigurations stratégiques induites par la nouvelle frontière

Avec cette image, nous continuons le survol de l’axe stratégique NH1 vers l’est. Cette région de la Great Himalaya Range témoigne des fortes contraintes d’un milieu de hautes ou très hautes altitudes à la topographie tourmentée dans lequel les vallées sont les axes de pénétration et d’organisation de l’espace. Une grande partie de l’espace pakistanais au nord de la LOK est ainsi drainé par la Shingo River, et son affluent de rive gauche la Shigar River, qui finissent par être coupé par la LOK pour se jeter dans la Drass River en territoire indien.   

Dans cette région, les frontières ne correspondent pas en effet aux plus hautes lignes topographiques, ce qui explique qu’une large partie du territoire sous contrôle pakistanais au nord appartienne au bassin hydrographique de la Drass, dont la vallée principale est en Inde. Cette dissymétrie pose aux deux pays et aux deux armées des problèmes spécifiques, à la fois tactiques et stratégiques. Mais au total, comme l’a montrée d’ailleurs le conflit de 1999, l’Inde dispose d’un atout logistique grâce à la NH1 stratégiquement déterminant dans ce type de terrain. Les questions de circulation, de mobilité et d’approvisionnement des armées en campagne y sont en effet essentielle à la réussite de la manœuvre. De même, comme l’a montré aussi le conflit en Afghanistan, la maitrise de l’air - permettant les opérations aéroportées - joue un rôle considérable.

Si Kargil est sur un site d’abri dans un important bassin agricole, large et bien mis en valeur et peuplé. Sa fonction historique de carrefour et de place d’échange régionale est historiquement liée à sa position de carrefour : coulant sud-ouest/nord est vers l’Indus, la Suru River reçoit en effet en rive droite la Wakka et en rive gauche la Drass River. Mais la guerre et la mise en place de la LOC a coupé Kargil de sa zone d’influence traditionnelle au nord, amputant d’autant ses capacités d’organisation régionale de l’espace vers Olding et l’Indus. Seules la Drass et la Suru sont des axes qui sont restés fonctionnels. Vers le sud, la vallée de la Suru River joue un rôle important en drainant toute une partie de la Great Himalaya Range et les Zanskar Mountains, via en particulier la fameuse Pensi La Pass perchée à 4.400 m..

La grande nouveauté introduite par la guerre et la nouvelle césure frontalière réside dans la (re)valorisation de deux axes terrestres, jusqu’alors secondaires, voire marginaux. Le premier monte à flanc de montagne plein est pour rejoindre la vallée de l’Indus et Batalik ; mais ce passage acrobatique qui permet une continuité militaire stratégique le long de la LOC est cependant vite bloqué l’hiver par la neige et le froid. Le second axe est celui qui part vers le sud-est et qui est souligné en rouge : il s’agit de la continuité de la fameuse NH1 vers Leh. Elle remonte la vallée de la Wakka pour passer, au prix de considérables travaux d’infrastructure, par la Namika Pass à 3.700 m puis la Fotu La Pass à 4.108 m. avent de redescendre vers Khaltse et la vallée de l’Indus.


Axe de la NH1


Repères geographiques

Zoom 4. La traversée de la Zanskar Range, de la Namik La et la Fotu La par la NH1 : des contraintes logistiques exceptionnelles

Cette magnifique image couvre la Ladhak Range, cette vaste chaine longue de 370 km qui continue vers le sud la Karakoram Range. Si son altitude moyenne est élevée, elle ne dispose pas, contrairement à d’autres chaînes de la région, de hauts sommets spectaculaires ; bien que ses hauts sommets soient couverts de glaciers. Elle est encadrée au nord par la puissante vallée de la Shyok et au sud par la vallée de l’Indus, beaucoup plus encaissée et sinueuse.

Comme le montre bien l’image, les lignes de reliefs et le réseau hydrographique - donc les vallées et les grands axes de circulation - sont d’orientation sud-est/nord-ouest. Ce qui explique les anciennes solidarités régionales et l’organisation des vieilles structures ethniques et politiques. Tout ceci a éclaté en 1947 avec la construction de deux États rivaux. Le tracé de la LOC et son contexte conflictuel oblige par exemple les autorités indiennes à construire la NH1 en quittant la vallée de l’Indus, qui après Darchicks passe au Pakistan pour monter à l’assaut de deux cols élevés :  la Fotu La à 4.108 m. puis la Namik La à 3.700 m. d’altitude. On mesure les énormes efforts que doivent mener la Border Roads Organisation, ou B.R.O, pour maintenir l’axe ouvert au maximum durant l’hiver.


La NH1


Repères geographiques

Zoom 5. La vallée de l’Indus au Pakistan

Entre les Zanskar Mountains au sud et la Ladakh Range au nord coule la haute vallée de l’Indus.  On distingue dans l’angle nord-est la vallée de la Shyok. L’image témoigne des fortes contraintes naturelles : absence de couvert végétal et forestier, ampleur des processus d’érosion sur de longues parois dénudées, importance de l’irrigation dans une région soumise à un climat d’abri continental relativement sec, isolement et cloisonnement des reliefs...

Dans ce trés vaste ensemble relativement chaotique, la haute vallée de l’Indus est le trait d’union et la colonne vertébrale de l’organisation régionale. Mais comme du côté indien, la guerre et la fermeture de la LOK font de celle-ci vers le sud de l’image une impasse, mais un axe militaire majeur.


La vallée de l'indus


Repères geographiques

Zoom 6. La Saltoro Range et le point NJ 9842 : le désaccord frontalier indo-pakistanais

Nous sommes ici au nord-est de la région, la haute vallée de la Shyok River coulant entre la Ladakh Range au sud et la Saltoro Range au nord. Dans l’angle nord-est se distingue la Nubra River qui est la puissante rivière descendant du glacier Siachen. Nous sommes dans la terminaison méridionale de la fameuse Saltoro Range qui monte vers le nord jusqu’au massif du K2 (8.611 m) et qui constitue une des principales lignes d’affrontement entre l’Inde et le Pakistan pour le contrôle de la zone du Siachen Glacier aux frontières de la Chine (cf. dossier K2-Siachen Glacier en ligne sur le site).

Sur l’image, la définition du tracé de la LOC s’arrête au point NJ 9842, indiqué en rouge, qui se trouve à 6.827 m. d’altitude. En 1973, les négociateurs des deux pays n’ont pu se mettre d’accord au-delà de celui-ci comme l’indique la carte réalisée par Jean-Luc Racine, directeur de Recherche au CNRS, grand spécialiste de l’Asie du Sud. Pour le Pakistan, la limite de la LOC doit filer plein nord-est et aboutir au col Karakoram sur la frontière avec l’Inde. Pour l’Inde, la frontière doit remonter vers le nord-ouest et suivre la ligne de crête de la Saltoro Range pour aboutir à la frontière chinoise entre le Glacier Baltoro et le Col Indira.  

L’enjeu du désaccord est important pour plusieurs raisons : les surfaces concernées ne sont pas négligeables dans le triangle d’indécision ; du fait des affrontements entre les deux États, chaque pouce de terrain acquiert une valeur symbolique élevée pour chaque partie ; enfin, la haute vallée de la Nubra débouche sur une route stratégique entre l’Inde et Leh d’un côté et la Chine de l’autre. Au total, la situation est totalement bloquée, chaque État restant sur ses revendications territoriales. Dans les faits, le rapport des forces militaires ayant été favorable à l’armée indienne, la région est donc sous contrôle effectif de New Dehli.


Saltoro Range et point NJ 9842


Repères geographiques

D’autres ressources

Document complémentaire

Le Cachemire : Kargil dans son cadre géostratégique régional
Source :  Jean Luc Racine dans la revue Hérodote en téléchargement direct sur le site Cairn (Jean-Luc Racine : Le Cachemire : une géopolitique himalayenne, Revue Hérodote, n°107, 4/2002).

https://www.cairn.info/revue-herodote-2002-4-page-17.htm

Kargil et la NH1 : un axe géostratégique dans le conflit sur le Siachen Glacier
Source :  Jean Luc Racine dans la revue Hérodote en téléchargement direct sur le site Cairn (Jean-Luc Racine : Le Cachemire : une géopolitique himalayenne, Revue Hérodote, n°107, 4/2002).

https://www.cairn.info/revue-herodote-2002-4-page-17.htm

Carte du déploiement des Groupe d’observateurs militaires des Nations Unies pour l’Inde et le Pakistan – UNMOGIP en 2015 (source : ONU).

Ressources et bibliographie

Sur le site Géoimage :

Sur les dynamiques géopolitiques et géostratégiques des hautes montagnes frontalières de l’Asie du Sud et de l’Asie centrale

Laurent Carroué :
Pakistan - Inde - Chine. Le massif du K2 et le Glacier Siachen, conflits frontaliers et affrontements militaires sur le « toit du monde »
https://geoimage.cnes.fr/fr/pakistan-inde-chine-le-massif-du-k2-et-le-glacier-siachen-conflits-frontaliers-et-affrontements

Laurent Carroué :
Pakistan - Chine - La Karakoram Highway : un axe transfrontalier géostratégique à travers l’Himalaya
https://geoimage.cnes.fr/fr/geoimage/pakistan-chine-la-karakoram-highway-un-axe-transfrontalier-geostrategique-travers-lhimalaya

Laurent Carroué :
Afghanistan / Pakistan - La passe de Khyber, un haut col transfrontalier au rôle géostratégique entre guerres et drogue
https://geoimage.cnes.fr/fr/geoimage/afghanistanpakistan-la-passe-de-khyber-un-haut-col-transfrontalier-au-role-geostrategique

Laurent Carroué :
Afghanistan - Le corridor de Wakhan, une zone tampon transfrontalière en plein Himalaya

https://geoimage.cnes.fr/fr/afghanistan-pakistan-tadjikistan-le-corridor-de-wakhan-une-zone-tampon-transfrontaliere-en-plein

Bibliographie et sources


Jacques Piatigorsky et Jacques Sapir : Le Grand Jeu XIXem sciècle. Les enjeux géopolitiques de l’Asie centrale, coll. Mémoires/ Histoire,  Autrement, 2009.  

Michel Foucher : Fronts et frontières. Un tour du monde géopolitique, Fayard, Paris.

Michel Foucher : L’obsession des frontières, Perrin, Paris, 2007.

Jean-Luc Racine : Le paradigme pakistanais, revue Hérodote, n°139, 4/2010.
https://www.cairn.info/revue-herodote-2010-4-page-3.htm#

Gilles Boquérat : Les relations indo-pakistanaises : retour sur une relation conflictuelle, revue Hérodote, n°139, 4/2010.
https://www.cairn.info/revue-herodote-2010-4-page-143.htm

Assemblée Générale des Nations Unies. Affaires politiques. Projet de budget 2021. Département des Opérations de maintien de la paix (chap. 5). Groupe d’observateurs militaires des Nations Unies pour l’Inde et le Pakistan – UNMOGIP. p.59.

Contributeur

Laurent Carroué, Inspecteur Général de l’Education nationale, du Sport et de la Recherche, Directeur de recherche à l’Institut Français de Géopolitique (IFG, Université Pais VIII).  

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