États-Unis. Kansas : Garden City, l’usine à viande des Hautes Plaines arides confrontée à la surexploitation des ressources hydrauliques

Dans les « Hautes Plaines », qui appartiennent à la « ceinture de la sécheresse » et à l’ancien « Dost Bowl » des années 1930/1950, la région de Garden City a été bouleversée à partir des années 1950 par l’essor de l’irrigation. Elle y créé une oasis agricole intensive spécialisée dans la production de viande bovine. Cette-ci repose sur le complexe maïs/blé/soja OGM et une division du travail entre éleveurs-naisseurs et grands feedlots qui engraissent le bétail pour le livrer aux abattoirs des grands groupes agroindustriel comme Tyson Food, n°2 mondial pour le bœuf, le poulet et le porc. Dans ces marges arides, ce miracle/ mirage repose sur la surexploitation de l’aquifère d’Ogallala, largement fossile et qui ne se renouvelle que faiblement. Cette pression inconsidérée sur les ressources en eau pose la question d’une nécessaire changement de modèle vers un développement plus équilibré, sobre et durable.

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Légende de l’image

Cette image a été prise par le satellite Sentinel-2 le 25 octobre 2019. Il s’agit d’une image en couleurs naturelles de résolution native à 10m.

Contient des informations © COPERNICUS SENTINEL 2019, tous droits réservés


Repères géographiques

Présentation de l’image globale

Garden City : les Hautes Plaines bouleversées par
l’irrigation et l’agriculture intensive au défi d’un développement durable

1. Les Hautes Plaines de l’ouest du Kansas : un espace aride et sous-peuplé



Nous sommes ici dans le sud-ouest du Kansas dans les « Hautes Plaines », qui constituent la partie orientale des Grandes Plaines, à 310 km de Wichita à l’est et 400 km de Denver à l’ouest. Elles constituent une zone intermédiaire comprise entre les Grandes Plaines proprement dites, à l’est, et les Rocheuses, à l’ouest. Cet espace de 450 000 km² qui s’étend sur 1300 km du Montana au Texas et sur 640 km d’Ouest en Est s’étage en effet en gradins de 550 m à 2.130 m, nous sommes sur l’image entre 800 et 900 m. La topographie apparait bien régulière et plane.

L’image est traversée en son milieu par la vallée de l’Arkansas. Longue de 2.334 km, elle prend sa source dans les Rocheuses pour se jeter dans le Mississippi en drainant un bassin de 505.000 km2, presque aussi grand donc que la France. Comme le montrent bien son cours et son lit, les débits en ce mois d’octobre sont très bas. A l’état naturel, la région présente deux caractérises majeures.

Au plan climatique, nous sommes dans la Drought belt, la « ceinture de la sécheresse ». Cette zone est marquée par la continentalité, les océans Atlantique et Pacifique se situant de chaque côté à plus de 2.000 km. Classée en climat froid semi-aride, la région ne reçoit donc que 500 mm de précipitations par an. Elle appartient de plus à la « Tornado Alley », l’allée des Tornades, qui s’étend du Sud-Dakota au Texas, un phénomène météorologique très spectaculaire résultant du contact entre les cellules froides du Nord-Ouest et les cellules chaudes qui remontent du bassin caraïbe.

Au plan pédologique, les sols sont légers et friables, donc sensibles à l’érosion des eaux et éolienne. Ils sont composés d’alluvions holocènes, de lœss et de dépôts glaciaires tardifs, le tout masquant des couches sédimentaires du crétacé. Dans cette zone de loam, le sol est composé pour 50 % de sables, pour 25 % / 50 % de limons et 7 %/ 30 % d’argile. L’équilibre entre ces composantes à l’échelle locale ou de la parcelle donne des situations plus ou moins favorables à l’agriculture, ce qui explique cette géographie en mosaïque bien visible sur l’image. Légers et faciles à travailler, ces sols sont réputés à la fois drainants et conservant bien l’humidité.  

Au plan bio-végétal, les formations dominantes sont la steppe et la prairie, alors que l’arbre est rare ou absent. Cet espace était occupé par les tribus indiennes Cherokee avant leur massacre et marginalisation durant les Guerres indiennes du XIXem siècle. Il fut mis par la suite en valeur par les colons sous forme de ranching, ou élevage extensif sur des grandes propriétés dont les cowboys furent une figure emblématique. De ces ranchs d’élevage implantés dans les régions les moins favorables des Grandes plaines, les animaux finis partaient ensuite sous la conduite des cowboys vers les grandes zones de consommation, en particulier du Nord-Est.

Les effets du Dust Bowl : surexploitation, érosion, préservation. Ces caractéristiques climatiques, pédologiques et bio-végétales expliquent les profonds déséquilibres environnementaux qui frappèrent toute la région des Grandes Plaines dans les années 1930. La surexploitation agricole associée à un long cycle de sécheresse aboutit à un phénomène exceptionnel d’érosion éolienne qui détruisit plus de 400.000 ha de sols agricoles. Dans les années 1930, le centre du Dust Bowl, le « bol de poussière », était sur la région comprise entre le nord du Texas et de l’Oklahoma et le sud du Colorado et du Kansas, juste aux limites méridionales de l’image. Dans son roman « Les raisins de la colère », J. Steinbeck décrit ces petits fermiers de l’Oklahoma, les Oakies, chassés par la misère.  Dans les années 1930/1936, le phénomène s’étendit à une large partie du Kansas, du Colorado et du Texas. Dans les années 1955/1957, ce phénomène se reproduisit à nouveau sur la même région.
Ces processus aboutirent à un certain nombre de décisions publiques comme l’adoption du Soil Conservation and Domestic Allotmen Act de 1935 sur la protection des sols agricoles. Aujourd’hui les services du Ministère de l’Agriculture cherchent à associer les agriculteurs à des pratiques environnementales plus respectueuses et pérennes en échanges de fonds publics pour les travaux d’aménagement nécessaires à la protection des sols (réorganisation du parcellaire, procédures culturales protectrices des jachères, labour en courbe de niveau...).

Ces marges demeurent sous-peuplées encore aujourd’hui du fait de ces contraintes et des modalités de la colonisation et de la mise en valeur. Dans ce comté de Finney couvert par l’image, la population se monte à 39.000 habitants pour 3.374 km2, soit une densité de 12 hab./km2. Et encore cette densité moyenne est due à la présence de la ville de Garden City, qui fait figure de capitale régionale. Avec ses 26.700 habitants, elle polarise 70 % de la population totale, alors que dans les vastes zones rurales de l’image les densités tombent à seulement 4 hab./km2. Dans ce comté agricole, la population rurale n’est que de 18 %. Le réseau urbain est déséquilibré, Holcomb (2.000 hab.) et Deerfield étant de toute petite taille. En dehors de la vallée de l’Arkansas, le sous-peuplement est encore plus marqué. Dans les comtés voisins, on compte 0,8 hab./km2 dans le Hodgeman à l’est, 1,1 hab./km2 dans le Ness au nord-est, à 1,8 hab./km2 dans le Kearny à l’ouest et à 2,7 hab./km2 dans le Scott au nord. L’absence d’eau est ici rédhibitoire.   

2. Une région bouleversée par l’irrigation puis confrontée à une pression inconsidérée sur les ressources en eau

Une véritable révolution agronomique a bouleversé les paysages, les formes d’occupation de l’espace et les orientations économiques de l’image. Ils sont historiquement récents, car nés de l’irrigation. Ce dynamisme témoigne de la capacité des marchés et du capital à transformer en profondeur les territoires des États-Unis. Dans cette « ancien Nouveau Monde », la mobilité des systèmes pionniers liés à des cycles spécifiques demeure active.

Si les premières tentatives d’irrigation apparaissent dès 1879, leurs effets demeurent singulièrement limités par manque de capitaux et de technologies, même si l’arrivée du chemin de fer désenclave la région. Pour autant dès le début du XXe siècle, les conflits hydrogéopoliques entre les États fédérés se partageant le bassin de l’Arkansas apparaissent. En 1902, le Kansas porte plainte contre le Colorado devant la Cour suprême des États-Unis pour détournement abusif des eaux de l’Arkansas. Encore en 1949, le Congrès doit adopter l’Arkansas River Compact qui fixe les droits des deux États fédérés. Il est vrai que c’est encore à l’époque la seule véritable ressource hydrique disponible.
 
Mais tout change après la Seconde Guerre mondiale, car une nouvelle ressource naturelle - existante, mais jusqu’alors inaccessible - va émerger.  Dans la région, la technique de l’irrigation par aspersion sur pivot central apparait véritablement dans les années 1950, pour se généraliser dans les décennies 1970/1980. Elle débouche sur un véritable boom économique, agricole et démographique : de simple bourgade de 6200 habitants en 1940, Garden City devient un gros bourg de 12 000 habitants en 1960 pour devenir une petite ville de 24 000 en 1990.

Un espace agricole dual apparait, selon que les terrains sont ou non irrigués. Sur l’image, le contraste est en effet saisissant entre les espaces transformés par l’irrigation sur pivot et les espaces laissés en culture sèche (dryland) dans lesquels la lutte contre l’érosion des sols explique certaines formes spécifiques (cf. suivi des courbes de niveau). On voit fleurir des dizaines de cercles insérés dans les mailles de la trame foncière qui découpe en lots réguliers l’espace rural. Sur l’image, ils font entre 800 m. et 1600 m de diamètre, selon la longueur du bras mobile mué par un moteur électrique.

Alimentés par des forages dans les nappes phréatiques profondes, ces longs bras peuvent distribuer sans problème 1500 mm d’eau par an sur la parcelle desservie. Au total, l’agriculture est responsable de 90 % de la consommation d’eau dans la région. A ceci s'ajoutent une importante consommation d’énergie et une forte dégradation de la qualité des eaux souterraines et de surface et des sols sous les effets des accumulations d’intrants (engrais, produits phytosanitaires, déjections des troupeaux...).   

Enfin, on assiste aussi au développement des bioénergies produites à partir du maïs, qui trouve ainsi un nouveau débouché. La production d’éthanol et de biodiesel à destination du carburant automobile est souvent présentée comme un progrès environnemental. Mais face à l’énorme masse d’eau nécessaire pour produire du maïs dans cette zone semi-aride, on ne peut que s’interroger sur le rapport coût/bénéfice d’une telle opération.     

La pression sur les ressources hydriques de l’aquifère du Dakota, ou Ogallala Aquifer, explose ces dernières décennies dans la région. La quantité d’eau pompée étant largement supérieure aux capacités naturelles de recharge, le niveau de base de l’aquifère ne cesse de baisser. En effet, le nombre de puits souterrains pour l’ensemble du Kansas passe de 1.385 en 1950 à 9000 en 1970 puis 20 500 en 1980 pour atteindre les 34 500 en 2015. L’explosion des prélèvements dans l’est du Colorado et dans l’ouest du Kansas, où nous sommes, sont tels que dans son cours central l’Arkansas est épuisée : son débit recule en effet de 80 %, en tombant de 7 m3/s. à 1,5 m3/s. entre 1944/1963 et 1984/2003.

Face à une crise hydrique de grande ampleur, le Kansas a été contraint de mettre en place une gestion prévisionnelle de la ressource en eau en définissant des droits annuels par comté. Ceci peut expliquer sur l’image certains abandons - temporaires ou définitifs - de périmètres irrigués. Il convient enfin de souligner qu’un sensible mouvement de concentration économique, technique et territorial se traduit par un effondrement de 42 % des emplois agricoles dans le Kansas, où ils tombent de 110 000 en 1980 à 64 000 en 2020. Mais au total, ces choix ne modifient en rien les stratégies d’intensification à outrance adoptées par le complexe agroindustriel local et régional.

Alors que la nappe d’Ogallala est largement fossile et ne se renouvelle que faiblement, sa surexploitation menace à terme l’avenir même de ces systèmes pionniers agroindustriels qui ont fait fleurir ces marges arides. Dans ce contexte, les administrations du Ministère de l’Agriculture ont mis en place entre 2015 et 2018 l’Ogallala Aquifere Initiative qui vise à financer des projets de réduction des consommations d’eau par les agriculteurs. Comme le montre la carte, l’essentiel des initiatives se déroulent au Texas et au Colorado, là oû l’aquifère est le plus menacé. Mais au Kansas, la région de Garden City se trouve aussi au centre de l’initiative.

2. L’aquifère de l’Ogallala et les espaces visés par l’O.A. Initiative visant réduire l’usage agricole des eaux souterraines
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3. Une irrigation indispensable face à de vigoureuses contraintes bioclimatiques  

3. Le rôle central du complexe agroindustriel et le poids de la filière viande


Un complexe cultures irriguées/élevage géographiquement intégré

Comme le montre l’image, le complexe agroindustriel est l’acteur majeur de la région avec le développement d’une agriculture intensive - végétale et animale - hautement capitalistique et très intégrée de l’amont vers l’aval. Elle est dominée par de grandes entreprises familiales ou en société, les corporate farms. On peut facilement repérer sur l’image les exploitations agricoles, les cercles irrigués à différents stades d’évolution des plantes, les feedlots, quelques élevages laitiers, le grand abattoir et toutes les activités connexes (engrais, semences, pompes, tubes...).

Les principales cultures sont le maïs, le blé et le soja, dans une bien moindre mesure les pommes de terre, la luzerne ou le seigle. Si une partie de ces productions végétales est destinée au marché national et à l’exportation, la plus grande partie est destinée à nourrir sur place les bovins. Les Hautes Plaines sont à cet égard exemplaires de l’intégration géographique, économique et technique entre grande culture intensive et élevage bovin. Dans ce cadre, il convient de souligner que depuis l’autorisation en 1996 des OGM - organismes génétiquement modifiés, les OGM représentent plus de 90 % des culture de maïs et de soja.

Comme dans beaucoup de régions aux États-Unis, les revenus agricoles sont irréguliers et cycliques car ils dépendent des cours des matières premières végétales et animales, aux États-Unis où ils sont côtés à la Bourse de Chicago, et dans le monde. Ainsi, entre 2013, année faste, et 2019, le prix du blé dans la région recule de 42 %, celui du soja de 34%. Dans les exportations régionales, le complexe viande - bovins/ grains - blé et maïs/ soja joue un rôle déterminant avec 88 % du total. Il occupe comme en témoigne l’image l’essentiel de la surface agricole utile.  

La filière viande bovine : une division économique, technique et spatial du travail

Cette image couvre une partie de l’« usine à viande » bovine des États-Unis, qui sont le 1er producteur et le 1er consommateur mondial de viande. La région compte ainsi douze grandes compagnies de ranching et feedlots réalisant 22 millions de dollars de vente par an. Du fait de la spécialisation des Hautes Plaines, le Kansas est, avec le Nebraska, un grand État producteur de viande bovine. Mais les liens d’échanges de bêtes ou de capitaux sont aussi étroits avec le Sud-Est et le Texas d’un côté, les Grandes Plaines du centre-sud du Canada où des acteurs locaux ont investi de l’autre. Cette filière repose sur une division économique, technique et géographique du travail entre plusieurs stades, de l’amont vers l’aval, et de nombreux acteurs.

Les éleveurs-naisseurs sont le premier stade en fournissant des veaux sevrés et castrés. Souvent implantés comme ici dans les plaines sableuses situées au pied des Rocheuses en terrain plutôt sec et en altitude (800/1000 m), ils sont propriétaires de leur ranch, souvent depuis plusieurs générations. Possédant des troupeaux de 400 à plus de 2500 vaches conduites en pâture intégrale, ce sont de grandes exploitations familiales mobilisant plusieurs salariés agricoles. Le nombre de bêtes à l’hectare - la « charge » - est fonction de la qualité des sols, mais tourne souvent autour de deux bêtes à l’hectare, les vastes surfaces disponibles autorisant un modèle extensif.

Les troupeaux croisent différentes races (Hereford, Angus rouges ou noires...) afin d’obtenir des bêtes à la fois rustique (capacité à ruminer, résistance au froid hivernal, vêlage au près sans assistance...) et bonne reproductrice (précocité, facilité des naissances, bon taux de gestation...). Si plus au nord dans le Nebraska, les génisses vêlent vers deux ans, de mars à début mai, pour coïncider avec la pousse printanière de l’herbe, plus au sud au Kansas les vêlages se déroulent à l’automne. Puis ces éleveurs-naisseurs vendent les veaux sevrés de 8 à 9 mois par lots sur les marchés spécialisés où ils sont achetés par des engraisseurs sur feedlots.  

Les stockeurs/repousseurs. Entre éleveurs-naisseurs et engraisseurs se trouvent parfois selon les cas les stockeurs-repousseurs. Localisés près des feedlots, ces exploitations de 100 à 5.000 bêtes achètent des broutards de 7 à 8 mois chez les naisseurs de la région ou du Sud-Est pour les garder à l’engrais trois à six mois avant de les revendre aux engraisseurs des feedlots, de taille bien plus importante.

Les engraisseurs et leurs feedlots. En regardant l’image générale et les images zooms, on distingue facilement des rectangles marrons barrées de raies blanches plus ou moins importants, ce sont des feedlots, c’est-à-dire des « ateliers » d’engraissement. Historiquement, les feedlots ont migré de la Corn Belt, située au centre des Grandes Plaines, vers l’Ouest et le Sud-Ouest dans ces espaces moins arrosés du fait de la forte concurrence des cultures et du développement des biocarburants.

Dans les feedlots, les bovins sont parqués dans d’immenses enclos fermés, en plein air et sans litière qui sont raclés une à deux fois par an pour en retirer les déjections lorsque les animaux engraissés sont partis aux abattoirs. Les parcelles sont ceinturées de pistes qui dessinent des îlots par lesquelles les tracteurs passent le long des enclos pour distribuer la nourriture. Sur l’exploitation, souvent entourées de cultures (maïs, blé, soja, luzerne), de grands silos en béton stockent la nourriture. L’alimentation fournie, qui représente 70 % du coût de production par animal, est variable et fluctue selon les élevages et les prix. On trouve aussi les locaux techniques et les bâtiments d’habitation.

Ces feedlots appartiennent soit à de grandes familles, soit à de grandes compagnies. Ils sont liés par contrat aux firmes agro-alimentaires de l’aval de la filière qui contrôlent les abattoirs. En finition, un salarié peut s’occuper de 1000 à 1500 bêtes. Certaines feedlots sont de taille considérable : sur l’image, le groupe Brookover emploie 100 salariés et traite sur deux sites 80 000 bêtes par an. Les bêtes portent un système d’identification électronique commun aux feedlots et aux abattoirs, qui est centralisé au niveau fédéral pour les bêtes exportées (Japon...).

Les abattoirs et le rôle du groupe Tyson Foods. Enfin, si les feedlots pilotent par l’aval la filière bovine, les véritables maîtres du jeu sont les grandes firmes agro-industrielles et commerciales qui contrôlent en particulier les abattoirs et les ateliers de transformation. Sur l’image, c’est l’abattoir Tyson Fresh Meats situé à Holcomb qui verrouille largement toute la filière régionale de la viande bovine. Sa création dans la décennie 1970 répond à l’envol des troupeaux en feedlots ; l’augmentation de ses emplois de 2200 à 3600 salariés (+ 64 %) entre 2010 et 2020 accompagne une explosion de l’offre de bovins. Ce quadrillage des petites villes ou gros bourgs de la région par une grande firme est général avec, par exemple, National Beef à Liberal avec un abattoir de 3500 salariés et National Beef (2950 sal.) et Cargill Meat Solutions (2.700 sal.) à Dodge City.

Toute la région est donc constituée de cellules territoriales où s’impose un acteur majeur, au plan économique, salarial, social et fiscal. On retrouve là une forme de « monopole-ville ». Ainsi, l’abattoir Tyson Fresh Meat emploie 3600 salariés, c’est de loin le 1er employeur de la région. Ces salariés travaillent à la chaîne dans des conditions éprouvantes à la mise à mort des bovins, à la découpe des carcasses puis à la préparation des colis. On repère facilement le parc de poids-lourds en attente des cargaisons qui vont être acheminées vers leurs destinataires finaux.

Fondé en 1935 à Springdale dans l’Arkansas, le groupe Tyson Foods est l’une des grandes firmes transnationales de la viande avec 141 000 salariés, 123 usines et 42,5 milliards de dollars de ventes annuelles. C’est le N°2 mondial pour le poulet, le bœuf et le porc. En plus de ses propres marques, il fournit la viande à de grandes firmes comme les chaines de fast-food (KFC, McDonald’, Burger King...), ou les géants des grandes surfaces et supermarchés (Walmart, Kroger ou IGA...). Pour sa part, le groupe Cargill, un autre grand spécialiste de l’agro-industrie, emploie 166.000 salariés, et réalisant 115 milliards de dollars de ventes.   

Si la part de la production exportée reste au total faible, la filière bovine est largement ouverte sur l’international, avec par exemple d’importants flux vers l’Asie. La défense et la promotion de ses intérêts agricoles est une constance de la politique commerciale internationale des États-Unis. Avec l’Europe, la situation est plus contrastée, d’autant que ce modèle intensif et productiviste y a été souvent dénoncé pour ces excès. A l’usage d’aliments OGM pour l’alimentation des troupeaux répond l’usage d’implants dans les feedlots. Ce recours massif de produits aux hormones ou d’antibiotiques a pour objectif d’augmenter les performances de la phase l’engraissement dans le cadre d’une recherche permanente de la baisse des coûts de production.

Alors que l’obésité est devenue un fléau de santé publique aux États-Unis, que le nombre de souches bactériennes résistantes aux antibiotiques se multiplie et qu’une partie croissante de la population est de plus allergique ou intolérante à certains composés alimentaires, on mesure les couts environnementaux, sociaux et sanitaires de certaines dérivent.    

Zooms d’étude

Zoom 1. Garden City : un petit pôle urbain d’encadrement et de service 

Une ville née de la conquête de l’Ouest et du chemin de fer

Au centre de l’image, en rive gauche de l’Arkansas, se trouve la petite ville de Garden City. Elle fait office de pôle urbain, économique et démographique régional dans un espace rural sous-peuplé aux faibles densités. Traduisant les difficultés d’un système, elle est en léger recul démographique (- 10 %) depuis 20 ans et est aujourd’hui peuplée de 26 500 habitants. Si 75 % de la population est classée comme blanche, on assiste ces dernières décennies à une sensible arrivée de migrants. En particulier latino-américains, majoritairement des Mexicains, qui représentent 14 % de la population et qui viennent travailler en particulier dans l’abattoir. Garden City est à cet égard exemplaire du processus de diffusion des populations latino-américaines des grandes métropoles et du Sud du pays dans l’intérieur profond du Mainland depuis plusieurs décennies.   

Fondée en 1878 et reconnue en 1883, la ville nait du chemin de fer entre l’Est et Santa Fé. Les compagnies de chemins de fer cherchent alors en effet à rentabiliser leurs lourds investissements en développant les larges bandes de terrain dont elles sont concessionnaires qui longent leurs axes ferroviaires. Donner à cette halte ferroviaire en zone aride le nom de « Garden City » témoigne d’un vrai sens de la communication et du marketing afin d’attirer les colons.

Un pôle urbain totalement voué à l’agriculture et à l’agro-industrie

Au-delà du petit noyau central, la ville connait une extension de l’habitat pavillonnaire vers le nord et le sud-ouest. En dehors des services publics et de la reproduction sociale (administration, écoles, santé...), l’ensemble de l’activité économique - industrie, services, commerce de gros, banques et assurance, transports... - est dominé par la fonction agro-industrielle, en particulier dans les zones d’activités de l’ouest et de l’est.  

Créée en 1919, la coopérative agricole de Garden City, la Garden City Co-op, joue un rôle important. Elle regroupe 2000 membres dans sept comtés de l’ouest du Kansas. A partir de la construction ou de l’achat d’un important réseau de gigantesques silos qui permet le stockage et l’expédition des grains produits par ses membres, elle se diversifie dans l’offre de crédit, l’assurance, les transports, les services techniques et agronomiques. Elle réalise 221 millions de dollars annuels de chiffre d’affaires et dégage 11 % de marge. Par ses taxes, son sponsoring et ses activités, elle est un important acteur de la vie économique et sociale, locale et régionale.  
 
Si la région garde une centrale au charbon et produit un peu de gaz et de pétrole dans une quarantaine d’installations présentes sur l’image mais cependant peu visibles, on assiste à un sensible développement des énergies éoliennes. On aperçoit bien au sud-est de la ville deux grandes zones blanches. Ce sont des zones de stockage des pales et structures d’éoliennes qui vont alimenter en particulier les deux champs éoliens de Cimarron en plein développement, situés plus à l’est (hors image).

La ceinture des feedlots

Autour de la ville, on distingue facilement sur l’image huit grands feedlots. Organisés de la même manière, ils présentent cependant des tailles sensiblement différentes. Celles-ci renvoient, comme nous l’avons vu, à la concentration différenciée du capital financier, technologique et technique selon les entreprises concernées.

Deux grands sites appartiennent à la firme Brookover, qui emploie une centaine de salariés. Cette entreprise familiale est créée en 1947 par un ingénieur en irrigation qui se lance dans l’agriculture, avant en 1951 de s’orienter vers l’élevage par intégration verticale. La firme familiale fut donc historiquement une des pionnières de ce système agricole dans la région. Le site n°2 au sud-est de la ville est entouré d’une grande exploitation de 40,5 ha d’espaces irrigués par pivots, bien visible sur l’image.

Deux autres acteurs peuvent être signalés. Ayant son siège à Cimarron à l’ouest de Garden City, le groupe Irsik est un acteur régional incontournable. Il possède six silos à grain et sept feedlots dans le centre et l’Ouest du Kansas qui produisent 280 000 têtes de bétail par an. Il possède sur l’image un très gros site bien visible. Au nord-est, l’entreprise Finney, créée en 1961, est au contraire d’une taille intermédiaire : elle emploie 29 salariés et produit « seulement » 34 000 têtes de bétail par an.


Zoom 1 : Garden City


Repères géographiques

Zoom 2. Holcomb : le pilotage par l’agro-alimentaire

Cette image couvre l’ouest de la région de Garden City. La vallée de l’Arkansas polarise deux petits pôles de peuplement : Holcomb et Deerfield. Le contraste entre la zone de cultures sèches au nord et les zones irriguées est sensible. On trouve sur l’image le grand abattoir de Tyson, deux feedlots, un site de grands silos de la Garden City Compagny et un petit élevage laitier, Deerfield Dairy.


Zoom 2 : Holcomb


Repères géographiques

Images complémentaires


Les systèmes de cultures sèches au nord de la région




La zone mixte méridionale avec feedlots, pivots d’irrigation, cultures sèches et exploitation d’hydrocarbures au sud-ouest.

D’autres ressources

Site GeoImage

États-Unis. Nebraska. Lexington et la vallée de la Platte River : agriculture irriguée des Hautes Plaines et gestion de la crise de la ressource hydrique
États-Unis. Nebraska. Lexington et la vallée de la Platte River : agriculture irriguée des Hautes Plaines et gestion de la crise de la ressource hydrique

Sites spécialisés

Institute For Policy and Social Research. Kansas County Profile Reports
(annuaires socio-démographiques et économiques sur chaque comtés téléchargeables)
https://ipsr.ku.edu/ksdata/kcced/profiles/

Kansas Geological Survey. Cartes de l’évolution de 1940 à 2015 des points de prélèvement de surface et souterrains dans l’aquifère
http://www.kgs.ku.edu/HighPlains/HPA_Atlas/Water%20Rights%20and%20Water%20Use/index.html#Water_Right_Development_Over_Time_in_Kansas_Snapshots_3.jpg

Kansas Geological Survey : Status of the High Plains Aquifer in Kansas
(étude géologique et de la pression sur les ressources en eaux de 2018, nombreuses cartes).
http://www.kgs.ku.edu/Publications/Bulletins/TS22/HPA_tech_series22.pdf

Kansas Geological Survey. Carte de 2019 des gisements de pétrole et de gaz dans le Sud-Ouest du Kansas, dont le comté de Finney où se trouve au nord Garden City.
http://www.kgs.ku.edu/PRS/petroMaps/2019/M121-09_DodgeCity250k_2019.pdf

Natural Resources Conservation Service Kansas : Ogallala Aquifer Initiative
https://www.nrcs.usda.gov/wps/portal/nrcs/detailfull/ks/programs/financial/eqip/?cid=stelprdb1048809

Site de l’USDA / US Dept. of Agriculture / Landscape Initiative. Carte de l’Ogallala Aquifère Initiative : https://www.nrcs.usda.gov/wps/portal/nrcs/detail/national/programs/initiatives/?cid=nrcseprd413952


Bibliographie générale

Laurent Carroué : Atlas de la mondialisation. Une seule terre, des mondes. Coll. Atlas, Autrement, Paris, 2020.   

Laurent Carroué : Géographie de la mondialisation. Crises et basculements du monde, coll. U, Armand Colin. 2019.

Gérard Dorel : Les États-Unis, in volume États-Unis, Canada, Géographie universelle, Hachette Reclus, Montpellier, 1992.

Contributeur

Proposition : Laurent Carroué, Inspecteur général de l’Éducation nationale, du sport et de la recherche, et directeur de recherche à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII)