Afghanistan/Pakistan : la passe de Khyber, un haut col transfrontalier au rôle géostratégique entre guerres et drogue

A cheval sur la crête montagneuse courant entre l’Afghanistan et le Pakistan, la passe de Khyber (Khyber Pass) est un haut col au rôle géostratégique majeur depuis l’Antiquité puisque c’est le passage le plus facile sur 2.600 km de frontières. Nous sommes ici aux limites entre l’Asie des plaines et l’Asie des hautes montagnes et des hautes terres, entre l’Asie du Sud et l’Asie centrale et, enfin, entre l’Asie des hautes densités et l’Asie sous-peuplée. Placé sur les limites topographiques d’une haute chaîne de montagne, le tracé de la frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan est dû aux préoccupations géostratégiques de l’Empire britannique des Indes. Mais cette délimitation partage entre deux Etats une entité ethnique pachtoune justement organisée sur un système montagnard commun. A ceci s’ajoutent des rivalités géopolitiques exacerbées aux échelles nationales, continentales et mondiales ; quatre décennies de conflits, de guerres et d’interventions extérieures ; la mobilisation et l’instrumentalisation d’un l’islam politique radical et, enfin, la montée de la culture de l’opium pour faire de la région un des grands points chauds de la planète.

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Légende de l’image

Cette image de la passe de Khyber, principal axe de passage entre l’Afghanistan et le Pakistan, a été prise le 25 décembre 2019 par le satellite Sentinel 2A. Il s’agit d’une image en couleurs naturelles de résolution à 10m.

Ci-contre, la même image satelitte présente quelques repères géographiques de la région.

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PRÉSENTATION DE L'IMAGE GÉNÉRALE

La Passe de Khyber : le principal axe de passage entre l’Afghanistan et le Pakistan au rôle géostratégique majeur

Un espace de très hautes montagnes jeunes et très actives 

L’image nous présente le contact entre deux espaces bien différenciés. A l’est se distingue un vaste bassin, assez brumeux, coupé par une chaine de montagne d’orientation ouest-est traversé par un grand fleuve, l’Indus.  Prenant sa source au Tibet dans la partie chinoise de l’Himalaya, celui-ci parcourt 3180 km pour se jeter dans la mer d’Arabie en drainant un bassin d’une superficie de 1081 million km². Très vieil axe de civilisation depuis l’Antiquité, l’Indus est, avec le Gange, un des grands fleuves de l’Asie du Sud et de la plaine indo-gangétique. Sa vallée sert aujourd’hui de colonne vertébrale à l’organisation du Pakistan, ce pays - créé en 1947 à la suite de l’éclatement de l’Empire des Indes - étant souvent présenté par ses promoteurs comme un « don de l’Indus ». A quelques dizaines de kilomètres à l’est (hors image) se trouvent les grandes villes d’Islamabad, la capitale, et Rawalpindi.  

Ce grand bassin fluvial est dominé au centre et à l’ouest par de grands massifs montagneux dont les plus hauts sommets sont couverts de neige et de glaciers. Ces massifs séparent l’Afghanistan du Pakistan, les hautes terres d’Asie centrale des plaines et basses terres de la vallée de l’Indus. Ces vastes chaînes de montagne sont tectoniquement très actives. En effet, les chaines de l’Indou Kouch, du Korakoram et de l’Himalaya sont créées par le glissement de la plaque tectonique indo-australienne vers le nord et donc la vaste plaque eurasiatique sous laquelle elle avance d’environ 5 cm par an depuis environ 70 millions d’années. Couverte à 85 % de montagnes, l’Afghanistan possède ainsi 100 sommets de plus de 6000 m, dont le point culminant le Nowshak atteint 7480 m dans la chaine de l’Hindu Kush (hors image).

Dans ces hautes chaînes de montagne, les points de passage sont le plus souvent constitués de très hauts cols difficiles d’accès. Dans l’Hindou Kouch, la passe de Baroghil est perchée à 3660 m., le col d’Ak-Robat à 3100 m ou le col de Chibar à 3000 m. Côté pakistanais, la passe de Lowari s’élève à 3118 m. dans la vallée entre Chitral et Dir. De même, la passe de Peywar Kandaw au pied du Mont Sikaram s’élève à 3439 m.  Au total, sur la dyade frontière très poreuse de 2430 km qui se déploie entre l’Afghanistan et le Pakistan, on ne compte que six principaux points de passage. En particulier, le grand axe sud-ouest entre Quetta et Kandahar est à plus de 600 km au sud-ouest de l’image. On comprend dans ces conditions l’intérêt géostratégique majeur que représente la Passe de Khyber, sur laquelle est centrée l’image, qui n’est elle qu’à 1.072 m. d’altitude.

Au nord de l’image, l’orientation des massifs est à dominante nord/sud : nous sommes là sur la terminaison méridionale de la très puissante chaine de l’Indou Kouch. Elle se rattache au nord au Karakoram puis à l’Himalaya, s’étend sur 1000 km et culmine à 7 708 m au Tirich Mir (hors image), situé à 280 km au nord de Peshawar.

Au sud de l’image, l’orientation des chaînes est à dominante ouest/est. C’est le Massif de Safed Koh qui culmine à 4761 m au Mont Sikaram (hors image). Du fait des forts contrastes altitudinaux, l’étagement de la végétation apparaît clairement sur l’image avec un couvert forestier parfois important (pins, cèdres…) entre 1600 à 2500 m, puis une dégradation progressive avec prairies d’altitude puis roches nues.

Une région relativement sèche valorisée par les périmètres irrigués

Du fait de sa position et de son orientation, la région est le domaine de la montagne sèche où viennent s’épuiser les derniers souffles de la mousson contrairement aux autres grands massifs d’Asie du Sud comme l’Himalaya. Ces montagnes ne reçoivent en effet en moyenne qu’entre 300 mm et 650 mm d’eau par an selon l’exposition des versants, avec majoritairement des précipitations d’hiver assez irrégulières. Au fond de son bassin, Peshawar reçoit un cumul annuel de 430 mm par an, dont seulement 120 mm en période de mousson, soit seulement 28 % ce qui est là encore très faible.  

Dans ce climat continental d’abri, l’aridité explique la maigreur de la végétation, souvent steppique, et la fréquence des sols nus et dégradés sur certains versants très visible sur l’image. Si les pentes les mieux exposées et les plus humides portent des forêts, celles-ci ont souvent été victimes historiquement d’une large surexploitation (bois de construction et de chauffage) et plus récemment des guerres et conflits puisqu’elles offraient des positions d’abri.

L’aridité explique surtout l’importance du recours à la maîtrise très ancienne de l’eau, en montagne comme en plaine, pour le développement des périmètres agricoles irrigués grâce à la construction de multiples canaux captant les eaux torrentielles ou détournant les eaux des grandes rivières. Face aux espaces montagneux dédiés traditionnellement à un élevage très extensif, les vallées intérieures, certains piémonts et les basses vallées sont de véritables oasis. Dans ces territoires, les villages étagés se suivent régulièrement et sont entourés de champs de céréales, d’arbres fruitiers…

Au total en géographie régionale, les espaces de l’image présentent des économies montagnardes dominées par l’agriculture, un peuplement discontinu organisé en îlots spécialisés liés à l’étagement des cultures et des activités, aux discontinuités et à la fragmentation de l’espace. Les systèmes agraires d’altitude sont fondés sur la maitrise de l’altitude, des pentes et des ressources (terres de parcours pour les troupeaux, espaces irrigués des oasis…) et les solidarités construites par les réseaux de circulation des populations locales et régionales. Sur ce dispositif régional se déploient au fond des principales vallées les grands axes de transit et les deux grandes villes, Jalalabad et Kandahar, polarisant et organisant l’ensemble.

Un seuil topographique intramontagnard drainé par la rivière Kaboul vers l’Indus

Au centre-ouest de l’image et encadré par les massifs au nord et au sud se distingue bien un vaste seuil topographique d’altitude beaucoup plus basse dû à la tectonique, un système de grandes failles ouest/est séparant ici clairement l’Hindou Kouch du massif du Safid-Koh. Les montagnes s‘y abaissent ainsi en un véritable ensellement favorisant la percée de la rivière Kaboul vers l’Indus.

Située plus à l’ouest (hors image), la cuvette de Kaboul, la capitale, est en effet tournée topographiquement vers l’Indus puisqu’au nord le fameux tunnel de Salang qui donne au nord vers Baghlan et l’Asie centrale est perché à 3363 m ou que la passe d’Unai vers l’ouest, Harat et l’Iran est à 3250 m. Le grand axe Jalalabad/ Kaboul part soit vers le nord et l’Asie central via Koundouz et Mazar-e Charif vers le Tadjikistan, l’Ouzbékistan et le Tukménistan, soit vers l’ouest, l’Iran et le Golfe persique via Kandahar, Zaranj ou Hérat.  

Le bassin présent sur l’image est traversé d’ouest en est par la vallée de la rivière Kaboul qui est encadrée, et donc bien visible, par d’importants espaces agricoles irrigués aux couleurs vert sombre. Longue de 700 km, c’est la principale rivière de l’Afghanistan dont elle organise toute la partie orientale du pays en drainant un bassin de 66 000 km². Prenant sa source à 2400 m d’altitude à l’ouest de Kaboul et traversant la capitale, son régime nivo-glaciaire est, comme toutes les rivières de cette espace montagnard, lié aux fontes des neiges du massif de l’Hindou Kouch qui sépare l’Afghanistan du Pakistan. Traversant une large partie de l’image d’ouest en est, elle passe à Jalalabad puis reçoit en rive gauche la Kunar, dont la profonde vallée nord/sud est bien visible sur l’image et dont le débit est plus puissant que le sien. Elle creuse ensuite des gorges très profondes en forme de U dans la zone frontalière pour rejoindre l’Indus à l’est de l’image. 

La passe de Khyber : un rôle géohistorique et civilisationnel majeur

 Malgré les fortes contraintes locales de l’itinéraire, la grande rareté des passages dans ces puissants massifs montagnards explique comme nous l’avons vu le rôle géostratégique majeur joué par la Passe de Khyber depuis l’Antiquité. Il faut pour cela changer d’échelle géographique d’analyse : en effet, à l’échelle continentale, elle constitue un lieu de passage géohistorique majeur entre l’Asie centrale et le monde perse au Nord-Ouest et à l’Ouest d’un côté et les mondes indiens des vallées de l’Indus ou du Gange à l’Est de l’autre.

Itinéraire des grandes caravanes aux cœur des échanges à grand rayon d’action, c’est par celle-ci que se sont diffusées les langues ; tel le sanskrit, langue indo-iranienne à l’origine de nombreuses langues indiennes et utilisée dans les grands textes védiques de la fin du IIème millénaire av. J.-C. C’est aussi par elle que circulent les cultures, les religions (axe de diffusion du Boudhisme vers Asie centrale et la Bactriane puis la Chine…), les biens rares de haute valeur et les conceptions politiques. On trouve ainsi, par exemple, à Kandahar des pierres gravées sur dalles datant de l’Empire d’Ashoka (IIIème siècle av. J.-C.).

Mais la passe de Khyber joua aussi un rôle géostratégique comme grand couloir d’invasions. Pendant des siècles, les rapports de domination s’exercèrent de l’Ouest, donc de l’Afghanistan, vers l’Est, le monde indien. Ainsi, les armées d’Alexandre le Grand dans les années 330-324 av. J.-C. viennent de Perse par Kaboul, Kandahar et la passe de Kyber pour déboucher sur la vallée de l’Indus. Du VIIIème au XIIIème siècle, cet axe de passage des routes de l’Islam aboutit à la création de l’Empire transfrontalier des Ghaznévides (962-1186), guerriers afghans convertis à l’islam, réunissait l’Afghanistan, le Pendjab et le Cachemire. Il fut à l’origine de la domination de l’Inde du Nord par des dynasties de souverains musulmans parvenant parfois à fonder dans le nord de l’Inde de grands Empires comme l’Empire des Ghorides de 1175-1206, et - surtout – l’Empire moghol de 1516 à 1700.

Passe de Khyber, Empire britannique des Indes, Grand Jeu et Ligne Durant : une nouvelle dyade frontalière

A partir du XVIIIème siècle, l’arrivée des intérêts britanniques en Asie du Sud va totalement inverser les rapports de domination géopolitiques et géostratégiques qui vont devenir Est/Ouest avec la construction progressive puis l’extension du Raj, l’Empire britannique des Indes. En premier, Londres va chercher à sécuriser les confins occidentaux de l’Empire des Indes avec les annexions du Sind en 1842-1843, du Pendjab à la suite des guerres sikhs entre 1845 et 1848-1849, puis du Baloutchistan en 1879.   

Dominant à peu près totalement le monde indien, Londres est ensuite confrontée aux rapides avancées de l’Empire russe en Asie centrale dans le cadre du Grand Jeu des rivalités interimpérialistes européennes en Asie centrale et du Sud ou dans le Golfe persique. Elle décide alors de contrôler l’actuel Afghanistan afin d’y empêcher l’installation de la Russie en y multipliant les interventions militaires à travers les trois guerres anglo-afghanes de 1839-1842, 1878-1880 et 1919. C’est sur la route entre Kaboul et Jalalabad que fut anéantie par les forces afghanes en janvier 1842 la puissance colonne anglaise qui se repliait sur les Indes, un des épisodes les plus sanglants et les plus humiliants de l’histoire coloniale britannique. Le Traité de Rawalpindi du 8 août 1919 met fin à la troisième guerre anglo-afghane et aboutit à la reconnaissance définitive par Londres de l’indépendance de l’Afghanistan. Cet Etat est alors conçu au plan géostratégique comme un Etat-tampon neutralisé entre les Empires britannique et russe. 

Face à ses échecs répétés en Afghanistan, L’Empire britannique passe un compromis en établissant en 1893 la frontière internationale sur la Ligne Durand, du nom de Sir Mortimer Durand, vice-roi des Indes, son principal instigateur. S’appuyant sur les principales lignes de crêtes des massifs frontaliers, Londres annexe pour des raisons stratégiques des territoires mouvants, souvent d’origine afghane, dont le Pachtounistan.

Cette frontière interétatique divise alors les zones montagneuses occupées par les tribus pachtounes, qui se révoltent d’ailleurs en 1897 lors des tentatives d’implantation directe des forces britanniques. Afin de maintenir une présence minimale dans des territoires marginaux difficiles à contrôler, Londres créé en 1899 une zone spéciale couvrant pour partie l’est de l’image, la North West Frontier Agency (NWFA) qui devint la Province Frontalière du Nord-Ouest (NWFP, North-West Frontier Province) en 1901.

Montagnes-refuge, identités pachtounes et frontières interétatiques

L’espace couvert par l’image est essentiellement peuplé par des Patchouns (ou Pathans), à la langue d’affinité persane, dont la zone de peuplement s’étend vers l’est jusqu’à la rive droite de l’Indus côté pakistanais. On retrouve dans cet espace le rôle traditionnel joué par certaines montagnes à la surface du globe comme espace refuge ou de relégation pour des minorités ethniques et comme conservatoire de traditions culturelles ou nationales. Dans ces montagnes arides et marginales, l’organisation économique, sociale et territoriale a longtemps été de type tribal, la tribu fonctionnant comme une unité territoriale, économique, sociale (liens de parenté) et politique (organisation du pouvoir).

Le système patchoun compte une centaine de tribus organisées en grandes confédérations, elles mêmes divisées en clans et en grandes familles. Sur l’espace couvert par l’image se trouvent les territoires des Afridis, des Shinwaris, des Mohmands et des Khogianis. L’espace de la passe de Khyber est en particulier le territoire des Afridis, estimés à 200 000 personnes. Pour autant, ces identités traditionnelles sont en partie mouvantes. Et surtout, les formes d’organisation économique et sociale et les modes de gestion et de régulation des conflits ont été bouleversés par des décennies de guerre, les importants déplacements forcés de population et l’exil - intérieur ou vers l’étranger, proche ou lointain - avec en particulier la création d’une véritable diaspora.

Au total, les populations pachtounes sont évaluées à environ 50 millions d’habitants. Ils représentent en Afghanistan 42 % de la population, contre 15 % au Pakistan. Dans ce contexte, les dynamiques géopolitiques de la question pachtoune sont très différentes entre les deux Etats frontaliers. En Afghanistan, les Pachtouns revendiquent - du fait de leur poids, de leur influence et de leur contrôle de Kaboul, la capitale - un rôle hégémonique face aux autres composantes de la mosaïque afghane (Turkmènes, Ouzbeks, Kirghiz, Tadjiks, Hazaras, Balouches…). Du côté pakistanais, la situation est bien différente pusique la présence pachtoune s’étend des lignes de crêtes frontalières à la rivée droite de la vallée de l’Indus.    

Depuis la création du pays en 1947, les autorités pakistanaises sont hantées à la fois par les velléités d’autonomie ou de scission des Pachtouns au nord-ouest, et des Balouches au sud-ouest, et par leur recherche d’une certaine profondeur stratégique face à leur rival indien qui les poussent à vouloir satelliser l’Afghanistan. Comme les Britanniques, ils vont donc promouvoir une vaste ingénierie politique et administrative visant à assurer leur contrôle sur ces marges, économiquement mineurs mais au rôle géostratégique majeur du fait même de l’assiette territoriale du Pakistan. 

Dans un premier temps furent instituées les zones tribales des FATA (Federally Administered Tribal Areas) dont la capitale administrative était Peshawar et qui étaient directement administrées par le pouvoir central pakistanais. Peuplées très majoritairement de Patchouns, les FATA regroupaient 5 millions d’habitants (184 hab/km²) et couvraient 27.000 km3. En mai 2018, les FATA ont été dissoutes et fusionnées dans un nouvel ensemble régional bien plus vaste : la nouvelle province fédérée de Khyber Pakhtunkhwa, qui couvre 101 741 km2 et est peuplée de 40,5 millions d’habitants.

Une terre ravagée par les conflits géopolitiques et les rivalités de puissance

Le territoire de cette image est aujourd’hui ravagé par les conflits. C’est dans les environs de Jalalabad que furent utilisés en 1986 les premiers missiles terre-air Stinger étatsuniens pour abattre les trois premiers hélicoptères russes de combat M1-245. L’arrivée de ces équipements eut un impact majeur puisqu’elle mit fin à la domination aérienne russe dans ces espaces montagnards où la maitrise du ciel confère à celui qui la possède un avantage tactique et stratégique considérable. De même, c’est aux limites sud-est de la chaîne du Safid-Koh, dans le district d’Achim, que fut utilisée par l’aviation des Etats-Unis en avril 2017 une très puissante bombe pénétrante en profondeur sur les grottes de Tora Bora occupées alors par les mouvements islamistes radicaux. C’est dans les mêmes complexes de grottes, utilisées comme bases par les Talibans et al-Qaida, que les armées étasuniennes trouvèrent en 2001 des arsenaux considérables, en particulier chinois.

Depuis l’intervention en 1979 de l’armée russe, cela fait en effet maintenant 40 ans que l’Afghanistan est ravagée par les guerres et les conflits. Aux dix ans de lutte (1979/1989) entre l’armée rouge et les moudjahidines massivement soutenus par le Pakistan, les Etats-Unis, la Chine et l’Arabie saoudite, succède entre 1992 et 1996 une sanglante guerre civile entre chefs de guerre afghans. La prise de pouvoir à Kaboul par les Talibans, directement soutenus par les services secrets pakistanais, se traduit par la fondation d’un l’Etat islamiste d’Afghanistan de 1996 à 2001. Accueillis par les Talibans, le saoudien Oussama Ben Laden et l’organisation terroriste Al-Qaïda utilisent l’Afghanistan comme sanctuaire d’où ils organisent en particulier les attentats du 11 septembre 2001 contre les Etats-Unis. Washington lança alors en octobre 2001 l’Opération « Enduring Freedom » d’invasion de l’Afghanistan dans le cadre de « la lutte contre le terrorisme ».

En 2011, les troupes occidentales se montaient 132 000 hommes, dont 90 000 Américains. La faiblesse structurelle de l’Etat et la multiplication des zones dites grises échappant à tout contrôle étatique réel abritant aussi bien culture de la drogue qu’organisations terroristes participent d’un contexte de violence généralisée et d’une nette dégradation du climat sécuritaire ces dernières années.

Réfugiés pour partie au Pakistan voisin, les Talibans – à partir de leurs bastions pachtounes du sud et de l’est – ne cessent aujourd’hui de gagner du terrain jusqu'à contrôler environ 65 % du territoire afghans début 2020 alors que Washington a engagé des négociations avec eux afin d’accélérer de ce qui est de plus en plus analyser comme un bourbier. Dans ces types de conflits asymétriques, Washington – après Londres et Moscou – s’aperçoit enfin de l’impuissance de la force militaire à imposer un ordre politique et géostratégique venu de l’extérieur.

Dans un pays encore très jeune (âge moyen : 19 ans) où 600 000 jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail, où l’espérance de vie n’est que de 52 ans, la population rurale majoritaire (72 %), le taux d’alphabétisation de 38 % et où la moitié de la population vit avec moins d’un dollar par jour, l’ONU estime que 17 des 31,5 millions d’habitants, soit 54 %, vivent dans des zones hautement touchées par les conflits.

Ceux-ci ont provoqué de massifs déplacements internes de population (1,3 million de déplacés). L’impact local sur l’image est direct. Comme toutes les grandes viles du pays, Jalalabad compte en périphérie ses poches de migrants de l’intérieur chassés par les combats et réfugiés en ville, souvent sans eau potable et sans électricité, sans espoir et envie de retour et sans perspectives véritables d’intégration. A ceux-ci s’ajoutent 2,5 millions de réfugiés afghans dans le monde, dont 1,4 million au Pakistan. Dans ce contexte, la passe de Khyber joue un rôle militaire majeur puisqu’elle voit passer les convois étatsuniens vers Kaboul et le reste de l’Afghanistan. Cette région, tant du côté afghan que pakistanais, demeure une des plus militarisées au monde et une des plus conflictuelles comme en témoigne la présence de nombreuses bases militaires côté pakistanais (Peshawar, Risalpur…), la multiplication des attentats et des actes de guerre. 


Zooms d'études


Le bassin de Jallalabad : un axe de passage et la culture de l’opium


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Jalalabad : la capitale régionale au cœur d’un riche bassin agricole et d’un axe de passage stratégique


L’image du zoom est centrée sur le bassin intramontagnard de la basse vallée de la rivière Kaboul. En Afghanistan, la rivière Kaboul tombe de 1.760 m. d’altitude dans le bassin de Kaboul, la capitale, à 597m. à Jalalabad dont le bassin bien cultivé (céréales, arbres fruitiers, canne a sucre…) annonce déjà pour un Afghan le monde indien.  

Située à seulement 150 km de Kaboul, la capitale, sur un site de verrou topographique et de confluence des rivière Kaboul et Kunar, la ville regroupe environ 200 000 habitants, ce qui en fait la 5ème ville d’Afghanistan. Pour autant, la situation de guerre rend ces statistiques fragiles dans la mesure où aucun recensement n’a eu lieu en Afghanistan depuis 1979. La création de la ville moderne est réalisée par l’Empereur moghol Akbar.

C’est aujourd’hui une ville de service, avec une importante garnison et un important nœud commercial. Dans son ensemble, le district de Kyber couvre 2576 km² et serait peuplé de 986 000 habitants (383 hab/km²). Selon les estimations, la région de Nangarhar, dont la capitale est Jalalabad, couvre 7727 km² et est peuplée de 1,515 million habitants (200 hab/ km²).

Drogue et opium : l’insertion d’un territoire montagnard marginal dans la mondialisation

Dans ce contexte général, l’étude de l’image est particulièrement intéressante puisqu’elle permet de comprendre comment un territoire montagnard marginal s’insère dans la mondialisation en se spécialisant dans la culture de l’opium, l’Afghanistan réalisant 80 % de l’offre mondiale. Les estimations disponibles sont fournies par un organisme spécialisé de l’ONU, l’UNODC (United Nations Office on Drugs and Crime) qui utilise des images satellites prises en très haute résolution sur des échantillons de parcelles chaque année. Ces investigations sont facilitées par la sécheresse de l’air et l’absence de forte nébulosité qui permet des images de grande qualité.   

Dans les deux districts couvrant l’essentiel de l’image du coté afghan de la frontière, la culture de l’opium, qui exige beaucoup de main d’ouvre, couvre 19000 hectares et produit 471 millions de tonnes de drogue en 2018, soit à peu près 7 % des surfaces et de la production totale de l’Afghanistan. Dans le district de Kunar, les cultures sont bien développées sur l’image le long de la frontière pakistanaise puis surtout dans le nord (hors image). Dans le district de Nangarhar qui se situe au centre de l’image, si Jalalabad en est exempt, la culture de l’opium est particulièrement implantée sur le versant nord de la chaine du Safid-Koh. Sur ce puissant piémont dénudé glissant vers la rivière Kaboul, les eaux de fonte des neiges permettent l’irrigation de vastes surfaces agricoles bien visibles sur l’image dans lesquelles la culture de l’opium est de loin l’activité agricole la plus rémunératrice.  

Selon les conditions climatiques (cf. sécheresse), les pressions politiques (campagnes officielles d’éradication) et la conjoncture géopolitique, les surfaces et productions peuvent varier fortement.  Dans la Kunar, les surfaces couvrent 754 ha en 2015 contre 1732 en 2018. Dans le district de Nangarhar les surfaces tombent de 18 200 ha en 2014 à 10 000 ha en 2015 (- 45 %) pour remonter à 19 000 ha en 2017 (+ 90 %). De même, dans la région, les volumes de productions tombent de 751 à 401 millions de tonnes entre 2014 et 2015. Enfin, les prix de l’opium séché à la sortie de l’exploitation sont eux aussi très variables : en moyenne nationale, le prix payé tombe de 184 à 107 dollars le kilo entre 2013 et 2017. La répartition locale des revenus dépend directement des rapports de domination sociaux et fonciers (grands propriétaires terriens, fermiers, salariés agricoles sans terre…), les baux fonciers exigés par les grands propriétaires terriens étant souvent indexés sur les cours de l’opium.   

Dans ce contexte, l’opium est une production agricole d’exportation qui joue localement un rôle majeur en irriguant toute l’économie et la société : agriculteurs dont c’est le principal moyen de subsistance ; intermédiaires coupant, transformant et exportant le produit grâce à des sous-traitants et des rouages mafieux ; institutions bancaires et financières chargées du blanchiment des capitaux ; élites locales ou nationales plus ou moins corrompues (anciens moudjahidines et seigneurs de la guerre, fonctionnaires, élites locales, forces insurgées…).  

Document complémentaire : carte de culture de l'opium


La Kunar : une longue et étroite vallée intramontagnarde le long de la frontière


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Ces hautes montagnes sont structurées par des vallées bien individualisées aux bassins intramontagnards longtemps enclavés comme en témoigne sur l’image la vallée de la Kunar. Celle-ci dessine une profonde échancrure intramontagnarde du fait d’une gigantesque faille tectonique.  Elle est dominée à l’ouest par de hauts sommets enneigés constituant de vastes massifs et à l’est par une longue ligne de crêtes frontalières. Le contraste avec le territoire pakistanais est saisissant (topographie, végétation, mise en valeur agricole, modes de peuplement et d’organisation…).   

D’orientation nord-est/sud-ouest, la rivière Kunar - Chitral au Pakistan - est longue de 480 km et s’étend de 800 m à plus de 3.000 m. d’altitude. Prenant sa source au Pakistan dans l’Indou Kouch pour se jeter dans la rivière Kaboul, son débit est de 450 m3/s. à Jalalabad. Au mois de février, son étiage hivernal tombe à 134 m3/s., alors qu’en juillet ses crues présentent un débit de 942 m3/s. grâce à la fonte des neiges. Le lit majeur de la rivière est assez large et anastomosé (nombreuses îles, cours secondaires…) du fait des crues qui peuvent être selon les années plus ou moins importantes.  

La vallée est organisée, comme toutes les grandes vallées montagnardes, par une succession de seuils étroits puis de bassins, par la confluence de vallées secondaires en rive droite où se trouvent des villages d’altitude plus ou moins isolés et par des petits pôles urbains servant de marchés (Asmar, Pashshad, Kunar) et dominant de vastes territoires agricoles (céréales…) bien organisés dans lesquels la culture de l’opium est, comme nous l’avons vu (zoom 1) une ressource non négligeable.  

Au plan géopolitique, la vallée de la Kunar constitue un ensemble bien individualisé et a été ces dernières décennies un enjeu important de nombreux combats militaires alors que les Talibans y sont très présents. Selon certaines sources, de nombreux djihadistes étrangers et Oussama Ben Laden s’y seraient abrités après les attentats du 11 septembre 2001 avant de se réfugier au Pakistan voisin. En 2019, des opérations militaires contre des groupes rattachés à l’Etat islamiste (EI) y ont été menées. C’est pourquoi les forces américaines ont largement modernisé dans les années 2000 la route qui la draine et ont installé une importante base militaire, bien visible sur l’image (zoom 1), qui en verrouille le contrôle en amont du village de Kuz Kunar.   


Peshawar et la vallée de l’Indus

 
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Un vaste bassin agricole largement mis en valeur

Tout l’est de l’image est organisé par le bassin de l’Indus, bien visible. Il a bénéficié d’importants travaux hydrographiques (canal latéral, lac de barrage) afin d’en faire le grenier agricole et industriel du Pakistan.

On retrouve cette dynamique dans le bassin de Peshawar situé dans l’angle nord-ouest de l’image. Celui-ci bénéficie en effet des eaux du barrage de Malakand sur la rivière Swat et du barrage de Warsak sur la rivière Kaboul et dispose ainsi de plus de 400 000 ha irrigués permettant souvent une double récolte annuelle grâce à la rotation des cultures.

Son boom économique est étroitement associé à la mise en culture intensive du vaste bassin de piémont de Peshawar-Mardan qui fournit blé, maïs, riz, cultures fruitières, canne à sucre, tabac…. Le détournement des rivières Kaboul et Swat par d’importants travaux hydrauliques a en effet comme en témoigne l’image permis l’extension des périmètres irrigués. Cet espace est organisé par Mardan, ville secondaire dynamisée par exemple par l’industrie du sucre, et de nombreuses petites villes comme Bannu, Dera Ismaïl Khan ou Kohat.

Une trés vieille ville au rôle de capitale régionale

Au bord de l’image, la ville de Peshawar dans la province de Khyber Pakhtunkhwa est le chef lieu des Patchounes pakistanais. Alors que son district de 1257 km² regroupe 4,2 millions d’habitants, cette ville d’environ deux millions d’habitants verrouille le débouché de la passe de Khyber côté pakistanais.

Capitale de l’Empire kouchan au IIème siècle ap. J.-C., son nom actuel (« ville frontière ») lui est donné par l’empereur moghol Akbar. Du fait de son rôle stratégique sur cette grande voie transasiatique, ses héritages son nombreux (fort, vieille ville, bazar commerçant et artisanal). Dans la littérature coloniale britannique, Peshawar fut depuis 1848 une des garnisons militaires les plus célèbres du monde.

Peshawar est aussi une capitale régionale culturelle et religieuse en accueillant de nombreux collèges sur l’ancien modèle britannique (cf. Islamiyya) ou des madrasas religieuses, dont nombre de celles-ci sont un vivier pour les mouvements islamistes les plus radicaux (cf. Talibans).

Une ville au coeur des enjeux géopolitiques et militaires

Du fait de sa position névralgique, Peshawar fut et demeure au cœur des guerres et conflits ensanglantant toute la région. Ainsi, durant la Guerre froide dans les années 1960, Peshawar fut équipée par les Etats-Unis d’une très puissante station d’écoute et d’interception électronique et d’une importante base aérienne. C’est de celle-ci que partaient les vols de reconnaissance des avions espions U2 volant à très haute altitude vers la base spatiale russe de Baïkonour (essai de missiles balistiques, début de la conquête spatiale) et vers l’usine de fabrication de plutonium de Chelyabinsk. En 1960, c’est ainsi de la base aérienne de Peshawar que décolla le fameux U2 piloté par Gary Powers qui fut abattu en URSS près de Sverdlovsk en mission d’espionnage.

Plus récemment, la ville fut aussi la base de repli des djihadistes afghans, soutenus par les Etats-Unis, le Pakistan, l’Arabie saoudite et la Chine, et un des principaux pôles des services de renseignement et d’espionnage occidentaux durant l’occupation soviétique (1979-1989) tout en étant une importante garnison pakistanaise. Sur l’image, Risalpur est ainsi à la fois une très importante base aérienne de l’Armée pakistanaise et accueille l’Ecole de formation des pilotes.  

Aujourd’hui, la région pakistanaise de Khyber Pakhtunkhwa, tout particulièrement celle de Peshawar, compte plus d’un million de réfugiés afghans regroupés dans une trentaine de camps d’accueil alors que la ville a été ces dernières années durement frappées par de nombreux attentats. 


La passe de Khyber : un axe de passage intramontagnard d’importance géostratégique


Accéder à l'image ci-contre avec les repères géographiques

Si à l’échelle continentale, la passe de Khyber bénéficie donc d’un atout exceptionnel, à l’échelle locale il n’en est rien. Car le seuil topographique est occupé par les Monts Mahmond qui forment un ensemble de reliefs relativement peu élevés mais très hachés et très confus du fait de la tectonique (nombreuses failles). S’étendant sur environ 80 km de large, cette masse désordonnée de hauteurs explique un phénomène assez rare : la dissociation géographique entre la vallée fluviale d’un côté et l’axe terrestre de la passe proprement dite de l’autre.  

En effet, la rivière Kaboul est contrainte de trouver son chemin en dessinant un vaste U vers le nord avant de rejoindre le bassin de Peshawar où elle se jette dans l’Indus à la ville d’ Attock situé à 284 m d’altitude à 60 km de Peshawar. Comme le montre l’image, ses gorges spectaculaires sont si profondes et si étroites que tout tracé routier y est interdit.

La fameuse Passe de Khyber, qui n’est donc pas une gorge fluviale mais un col latéral qui constitue la vraie passe, est située 30 km plus au sud des gorges de la rivière Kaboul. Débutant côté pakistanais à 18 km de Peshawar, elle est longue d’environ 60 km et permet d’accéder à un col situé à seulement 1072 m d’altitude. L’axe du passage est lui même très sinueux et parfois très étroit (16 m de large).

Ce verrou stratégique a donc été équipé au XIXem siècle par les Britanniques de plusieurs forts contrôlant le passage (Fort de Jamrud construit en 1823,  fort d’Ali Masjid). L’ancestrale piste caravanière a été transformée en route carrossable seulement en 1879 à la suite d’investissements considérables puisqu’il a fallu aménager 34 tunnels et 92 ponts. En 2009, 75 % des convois militaires et armements étasuniens intervenant en Afghanistan débarquaient au port pakistanais de Karachi et passaient par la passe de Khyber.   

Aujourd’hui, le principal poste frontalier entre les deux pays se trouve à Torkham, à 5 km à l’ouest du col de Khyber. Coté afghan, l’autoroute 3 relie le poste à Kaboul via Jalalabad, coté pakistanais la route nationale N-5 file vers Peshawar puis Rawalpindi et Lahore. D’importantes forces frontalières et militaires sont présentent des deux côtés et l’armée américaine y dispose dans la province de Nangarhar d’une base militaire (FOB Trokham) afin de protéger ce passage logistique indispensable aux ravitaillements des troupes étatsuniennes et de l’OTAN présentent en Afghanistan.

Document complémentaire

Carte de culture de l'opium

Source : UNODC United Nations Office on Drugs and Crime : Afghanistan Opium Survey 2018. Cultivation and Production, novembre 2018.  

Sources et bibliographie

Sites internet

Portail de l'UN HCR pour le Pakistan

Cartes des réfugiés afghans au Pakistan

Mission d’assistance de l’ONU à l’Afghanistan (UNAMA) 

Ouvrages/ revues

Guillaume Fourmont : Afghanistan. Blessures de guerres, espoirs de paix ; N° Spécial, Revue  Moyen-Orient, avril-juin 2019, Paris.

Jacques Piatigorsky et Jacques Sapir : Le Grand Jeu XIXème sciècle Les enjeux géopolitiques de l’Asie centrale, coll. Mémoires/ Histoire,  Autrement, 2009. 

Laurent Carroué : Atlas de la mondialisation. Une seule terre, des mondes, Autrement, Paris, 2020.

Michel Foucher : Fronts et frontières. Un tour du monde géopolitique, Fayard Paris.


Contributeurs

Laurent Carroué, Inspecteur Général de l’Education nationale

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