27 Avril 2019

Avec la crise du Coronavirus, le port de Singapour fait le plein de pétroliers

La crise du Coronavirus impacte fortement le marché pétrolier, avec un effondrement de la demande sans précédent. Les capacités de stockage sont en saturation et transforment les pétroliers en cuves flottantes. La cité-Etat de Singapour, importante place financière du pétrole asiatique connaît des bouleversements importants. Des conséquences géoéconomiques et géopolitiques plus globales sont également à attendre du fait du bouleversement de ce secteur.

Cette image a été prise par le satellite Sentinel-2B le 20 avril 2020 en couleurs réelles. Elle couvre la partie sud de la cité-Etat de Singapour et une partie du détroit de Malacca, haut lieu du trafic maritime mondial.

Singapour, une situation stratégique en Asie sur le marché du pétrole

    Bien que Singapour ne soit pas un pays producteur de pétrole, la cité-Etat occupe une place stratégique dans le marché mondial du pétrole.

    C’est d’abord  le deuxième port mondial derrière celui de Shanghai et il capte à ce titre une importante partie du trafic des supertankers. Le détroit de Malacca est aussi le deuxième point de passage stratégique mondial des pétroliers derrière le détroit d’Ormuz. Il voit passer chaque jour 15 millions de barils.

    Le secteur pétrolier constitue le deuxième secteur économique du pays derrière l’électronique. Singapour est également un grand centre pour le raffinage du pétrole. L’île artificielle de Jurong apparaît nettement dans la partie gauche de l’image. Elle est principalement consacrée aux activités pétrochimiques. Elle abrite de nombreuses compagnies pétrolières mondiales comme BP, Shell, la Singapore Petroleum Company… L’étatsunien ExxonMobil y détient sa plus grande raffinerie mondiale. On estime que l’île a une capacité de raffinage d’environ 1,3 millions de barils par jour.

    Un peu plus au large, on peut observer d’autres îles destinées aux activités pétrolières comme celle de Bukom, au sud-est de Jurong qui abrite une raffinerie qui appartient à l’entreprise Shell et possède une capacité de 500 000 barils par jour.

Un effondrement de la demande mondiale sans précédent

    Avec le confinement de plus de la moitié de l’humanité, en particulier dans les Etats qui sont les plus gros consommateurs, et l’arrêt quasi-complet des trafics aériens et routiers qui portent la consommation énergétique, la demande mondiale de pétrole s’est effondrée.
On estime la baisse à entre - 20 et - 30 millions de barils par jour sur une production totale de 100 millions de barils.
    Cette différence peut être significative selon les pays. En France, l’effondrement de la demande du fait de la baisse de la consommation est estimé de - 70 à - 85 %.

Des conséquences inédites sur les prix du baril

    Malgré l’accord passé entre les pays producteurs de pétrole le 12 avril qui visait à réduire une offre mondiale très largement excédentaire d’environ 10 %, le prix mondial du pétrole à la date du 15 avril 2020 a reculé de – 31 % en un mois, de – 70 % en un an. 

    Sur les marchés financiers à terme des Etats-Unis, le prix du pétrole est même devenu négatif. En effet, le 20 avril le baril de pétrole est passé pour la première fois de son histoire sous la barre des 0 dollars. Le West Texas Intermediate (WTI), brut de référence aux États-Unis, qui est l’équivalent du Brent en Europe, y a atteint les -37.63 $ le baril.

    Il faut cependant atténuer cette situation qui relève d’une mesure en partie technique. Ce lundi 20 avril constituait le jour d’expiration pour la livraison des contrats à terme du mois de mai. De nombreux traders ont donc cherché à se débarrasser ce jour là de leurs stocks avant l’échéance, quitte à vendre à des prix négatifs. Une vente négative coûte en effet au total pour ces acteurs financiers moins cher que de devoir financer le stockage  du pétrole. De plus, une vente du baril à un prix faible ou négatif évite de fermer des puits toujours difficiles et coûteux à relancer et des emplois. Pour sa part, le Brent qui avait déjà basculé sur le marché du mois de juin n’a été peu touché par cette chute spectaculaire

Des capacités de stockage saturées, des navires transformés en réservoirs

    Du fait de la forte baisse de la demande, 90 % des capacités de stockage - cuves, réservoirs, tankers, wagons de chemin de fer - sont actuellement utilisées, y compris parfois les oléoducs. Selon les sociétés spécialisées dans l’analyse de ces capacités - comme la société Kayross, spécialiste de l’analyse par géolocalisation et images satellites - il pourrait ne plus y avoir aucune capacité de stockage disponible entre mai et début juillet 2020.

    On observe donc un détournement de l’utilisation des pétroliers. Ils ne servent plus à transporter le brut mais à le stocker, comme le montre cette image satellite. Chaque navire peut en moyenne contenir environ 1 million de tonnes de pétrole. Les grands producteurs de pétrole louent donc ces bateaux à des coûts de plus en plus élevés. Le prix de location par jour d'un VLCC, un « very large crude carrier » de 2 millions de barils, passe de 30.000 à 150.000 dollars entre début mars et début avril 2020.

    En dehors des navires qui circulent dans le détroit selon un axe est-ouest, l’image montre ainsi de manière spectaculaire les dizaines de pétroliers stationnés au large de Singapour, réduits à une simple fonction de stockage du pétrole inutilisé. La plupart de ces stocks sont destinés au client chinois en attendant son redémarrage, et dont l’influence est importante à Singapour.

    D’une manière plus générale, on estime que 60 supertankers d’une capacité unitaire de 2 millions de barils ont été affrétés depuis le début de la crise pour le stockage. Ils sont stationnés principalement à Singapour, dans le golfe du Mexique aux Etats-Unis, mais également dans quelques ports européens. Ce nombre devrait monter à 200, selon les experts du commerce maritime. Actuellement entre 100 et 110 millions de barils sont stockés dans ces navires.

    Les Etats participent également de cette saturation du stockage en obligeant les acteurs à constituer des réserves de sécurité. Le président Trump a ainsi ordonné le remplissage des réserves au maximum, suivi par la Chine qui a décidé de profiter des prix bas.

    Il est à noter que suite au renchérissement des solutions de stockages, des fonds spéculatifs non spécialisés se sont mis à investir dans les cuves de stockage. Cette situation provoquant des turbulences sur les marchés financiers.

Une déstabilisation des marchés financiers

    On observe en effet depuis le début de l’année un krach des cours pétroliers, qui reculent de - 62 % depuis le début de l’année. Cette baisse des prix a des conséquences directes sur les acteurs du marché mais également sur les marchés dérivés du pétrole.

    Singapour est un centre financier majeur en Asie, et notamment pour le marché du pétrole. Certaines entreprises de spéculation financière sur ces marchés se sont donc retrouvées fortement en difficulté. L’affaire la plus médiatisée est celle de la firme de courtage singapourienne Hin Leong Trading qui a perdu 800 millions de dollars sur des marchés à terme et se retrouve en faillite alors qu’elle avait été fondée en 1963. Le patron Lim Oon Kuin, surnommé « OK Lim » dont la fortune personnelle est estimée à 1,5 milliard de dollars aurait caché des pertes accumulées depuis plusieurs années qui se sont accélérées avec la crise liée au Coronavirus.
L’an passé, une autre entreprise  Petro Diamond Singapore, du groupe Mitsubishi, avait déjà perdu plus de 300 millions de dollars du fait des prises de risque d’un trader.

Perspectives économiques et conséquences géopolitiques

    Même si les acteurs s’attendent à une remontée des prix dans la deuxième partie de l’année 2020 du fait de la reprise progressive de l’activité dans de nombreux pays, ils ne s’attendent pas à une remontée significative avant début 2021.

    Cette baisse des prix devrait également avoir des conséquences géoéconomiques et géopolitiques sur les pays producteurs de pétrole. Si des pays comme la Qatar ou les Émirats Arabes Unis devraient être moins en difficulté, ce ne sera pas le cas de l’Irak ou de l’Iran, pays touché de plus par des sanctions.

    La Chine, fortement présente dans une place comme Singapour, entend profiter de cette crise pour jouer un rôle important. Le pétrole de schiste, plus coûteux à exploiter, se retrouve moins prisé de par cette situation de surproduction. Cela affecte déjà fortement le Canada mais également les Etats-Unis ; où l’on estime que la production aurait baissé de 175 000 barils au mois de mars. La Russie, pays producteur, pourrait aussi se retrouver dans une position difficile.

    La crise du Coronavirus déstabilise donc un secteur économique mondial stratégique, celui du pétrole, ravivant le spectre des chocs pétroliers de 1973 et 1979

Contributeur :

Fabien Vergez, IA-IPR histoire-géographie, académie de Toulouse.